L'Amour Et Le Temps
bien les comprendre, étant lui-même très épris et fort tourmenté. Cependant sa réserve habituelle tint bon. Quelques instants plus tard, au café Amaury, il s’en loua, déconcerté encore une fois par la façon dont Desmoulins volait aux extrêmes. En ce moment, cette âme, tout à l’heure si tendre, soufflait la plus rouge fureur, appelant à l’émeute, à la guerre civile.
« Le complot de la Cour est manifeste, s’écriait-il. La femme du Roi, et Artois, son complice, veulent faire renvoyer Necker pour le remplacer par le tyrannique Breteuil. Après quoi, forçant s’il le faut la main au Roi, on licenciera l’Assemblée sous la menace des mercenaires, et tout ce qui s’opposera sera massacré. Il faut appeler le peuple aux armes. Qu’attendez-vous ? Le péril croît sans cesse. Jam proximus ardet Ucalegon ! Déjà les envahisseurs barbares occupent le Champ-de-Mars, le Royal-Allemand campe aux jardins de la Muette, Royal-Nassau vous cerne dans Versailles, Sèvres, Saint-Denis sont hérissés de canons ! »
À ce détail près, que les « envahisseurs barbares » cantonnés à l’École militaire étaient simplement les hussards de Bercheny, Camille disait vrai. On se savait entouré de régiments. Leur choix montrait bien les intentions de la Cour. Peu confiante dans la docilité des gardes-françaises dont plusieurs compagnies s’étaient mutinées, à Paris, en se proclamant « soldats de la nation », elle concentrait les troupes de recrutement ou d’encadrement étranger. Dans ces journées, de nouveau et brusquement très chaudes, on sentait grossir sans cesse la menace. Claude, dans ces conditions, n’avait pas été surpris de découvrir que chez ses amis on organisait la « résistance à l’oppression », comme le disait Adrien Du Port, député de la noblesse gagné, avec les frères Lameth, aux idées de réformes très avancées, et de plus en plus écouté au Club breton. Conseiller maître des requêtes au Parlement de Paris, il restait, comme Lanjuinais et Le Chapelier, respectueux du langage légal, mais sa détermination ne le cédait en rien à celle des Lameth. Claude avait entendu fréquemment ceux-ci parler allusivement d’un certain « Sabbat ». Il sut par Barnave que c’était une réunion d’hommes de main, capable, en cas de conflit violent avec la Cour, de « mettre sur pied des forces populaires ».
« Autrement dit, fit Claude, ils préparent l’insurrection prônée par Desmoulins.
— Prônée, c’est beaucoup dire. Envisagée par tout le monde comme une nécessité, si la Cour nous assaille. Dans ce cas, les paroles ne suffiraient pas à défendre notre cause ; il nous faut, à nous aussi, la force. Nous ne sommes point, du reste, les seuls à y songer. Le Sabbat pourrait servir contre des entreprises infiniment moins désintéressées que les nôtres. Nous ne voulons pas voir un Philippe d’Orléans substitué sur le trône à un Louis de Bourbon, n’est-il pas vrai ? Parlez donc à votre ami Desmoulins du Conciliabule de Montrouge. Mais non pas, ajouta Barnave en riant, de l’argent des financiers Laborde, Dufresnoy, ou de l’Angleterre, que l’on y distribue à pleines mains.
— Vous croyez que Camille !…
— Non, non. Ou s’il reçoit quelque chose, ce n’est guère. Il serait plus reluisant.
— Ne voulez-vous pas me dire vous-même en quoi consiste ce Conciliabule ?
— Bah ! je n’y ai point assisté. Cela se tient, paraît-il, dans une petite maison de Montrouge. C’est une assemblée des agents d’Orléans. Ils vont y prendre les ordres de Laclos leur grand chef, et de son adjoint Sillery.
— Laclos ?
— Oui, Choderlos de Laclos, le C… de L… des Liaisons dangereuses. Quant au marquis de Sillery, capitaine des gardes du corps, sa femme, que vous connaissez comme écrivassière sous le nom de M me de Genlis, est la maîtresse de Philippe en personne. Vous voyez le genre ! »
Claude comprenait à présent que ce on par lequel il croyait désigner une volonté mystérieuse, unique fauteuse de troubles, devait être remplacé par un pluriel plus indéfini encore, car cette redoutable volonté se faisait d’une multitude de vouloirs, non seulement divers mais opposés, mais ennemis, et d’autant plus effrayants.
« Je suis épouvanté, je vous le confesse, dit-il. De quel pandémonium se dispose-t-on à ouvrir les portes ! Quel homme doué de raison envisagerait sans effroi de livrer
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