L'Amour Et Le Temps
m’assiérai-je pas dessus. Je te dirai, d’ailleurs, que je n’en ai jamais eu la moindre envie, car c’est un très brave garçon. D’ailleurs, j’aime mieux m’asseoir sur une fille. Enfin, m’asseoir ! manière de parler !… À propos de filles, alors comme ça tu t’es remis du dernier bien avec Babet ! »
C’était manifeste. Elle venait le rejoindre sur le cours Tourny en sortant de chez ses pratiques. Elle le trouvait beau en soldat. Jamais elle n’avait été si tendrement sensuelle avec lui. Il se partageait entre elle et Lise qu’il voyait soit à l’hôtel Naurissane soit à Panazol. Quand il n’était pas de garde le dimanche, il y allait avec le cheval de son père ou un courtaud emprunté au père Sage. Dans ces belles journées de la fin septembre, semblables à celle qui les avait vus rompre, l’année précédente, il retrouvait l’innocence et la grâce de leurs premières amours.
Il les retrouvait parce que Lise se contraignait, pour lui plaire. Elle n’avait pas si vite pris son parti de cette tendresse platonique. Incertaine d’elle-même, elle était partagée entre la pensée de son mari et l’ardeur qu’elle avait toujours pour Bernard. Par moments, loin de lui, elle en arrivait à songer qu’il voyait juste, qu’elle aimait vraiment Claude. Elle se souvenait d’avoir été secrètement déçue en croyant découvrir qu’il ne l’aimait point. N’avait-elle pas toujours eu pour lui, malgré elle, un penchant qu’elle ne voulait pas s’avouer à cause de Bernard ? Elle songeait parfois, avec une chaleur très troublante, aux instants où Claude l’avait tenue dans ses bras ; elle regrettait d’y être restée insensible. Il n’en serait sans doute plus de même à présent. Mais Bernard ! Elle le connaissait, elle l’aimait depuis bien plus longtemps que Claude. Elle voulait être à lui. Leurs baisers chastes ne la contentaient pas, au contraire, et c’était alors qu’elle se rappelait plus vivement les caresses de son mari. Oh ! certes, elle admirait la noblesse de Bernard ! elle souhaitait de lui rendre une tendresse aussi pure, mais cet amour désincarné était trop grand pour elle. Les désirs qu’elle ne pouvait s’empêcher de ressentir lui donnaient mauvaise conscience. Elle en voulait un peu à son ami. En même temps, elle essayait de le tenter. Timides coquetteries : un parfum plus insidieux, un corsage un peu plus décolleté, une douceur du regard derrière les cils, une langueur. À ses yeux à lui, elles ne la rendaient que plus adorablement candide.
Il n’était point seul à fréquenter la belle maison blanche assise sur une terrasse avec des orangers en caisses, qui dominait la Vienne et ouvrait ses fenêtres sur la perspective lointaine de Limoges poudré de bleu, ou bien d’or rose le soir. Les châtelains du voisinage s’y retrouvaient avec les habitués du salon Naurissane. Bernard y rencontra François Lamy et Jacques Mailhard qui n’avait nullement renoncé à coucher, un jour, la jolie M me Mounier-Dupré sur la liste de ses conquêtes grossie de trois victimes depuis l’hiver. Les deux dernières, il les devait au prestige de l’uniforme, car il était, lui aussi, garde national. Il n’avait jamais eu beaucoup de sympathie pour Bernard, avec lequel il manœuvrait. En le voyant ici, trop bien en cour, il faillit se montrer insolent. Seuls les égards dus à son hôtesse le retinrent. Cette hostilité n’échappa point à Bernard. Au demeurant, il se sentait mal à l’aise dans ce milieu. Tous ces gros bourgeois, ces faux nobles qui singeaient les comtes, les marquis, les barons, en se donnant un nom de terre, ou ces noblaillons infatués de leurs maigres quartiers, partageaient les idées de Thérèse. Même les plus honnêtes d’entre eux n’acceptaient qu’à contrecœur la révolution en train de s’opérer. La plupart étaient pris entre la crainte d’une banqueroute et le désir encore plus caractérisé de voir rétablir l’ancien état de choses. Cela leur semblait possible ; la Cour regagnait du terrain. Le Roi n’était peut-être pas si faible qu’on l’en avait accusé après le 14 juillet. Il ne laisserait pas dépouiller son clergé, sa noblesse, de leurs droits séculaires. On se réjouissait d’apprendre, par les gazettes et les lettres de Louis Naurissane, que Sa Majesté faisait obstacle à la promulgation des décrets « monstrueux ». Louis XVI allait certainement se
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