L'Amour Et Le Temps
ressaisir, disperser ce ramassis de coquins, comme disait si justement la Reine. Vue de Limoges par ces gens dont la puérilité frappait Bernard et que Lise et lui fuyaient, la situation paraissait simple : le Roi opposant à la Déclaration dles droits de l’homme, à l’abolition des privilèges, le veto q ue lui reconnaissait la Constitution, les députés ne pouvaient passer outre ; l’Assemblée se trouvait alors impuissante, inutile ; il ne lui restait qu’à se dissoudre. Si elle n’y consentait pas, un ou deux régiments l’en convaincraient. Voilà tout.
En réalité, les choses étaient non seulement plus complexes mais redoutablement explosives. Claude, à Versailles, s’en rendait fort bien compte. Quel changement depuis ce 15 juillet où, de la salle des Menus à la cour de Marbre, ils avaient formé la chaîne pour protéger le Roi contre les vivacités de la ferveur populaire ! L’immense élan d’amour, au lendemain de la visite du souverain à Paris, comme il semblait loin maintenant ! L’ivresse du 4 août, qu’en restait-il ? Certes, aucun de ceux qui avaient vécu cette prodigieuse séance où s’était effondré l’appareil de l’esclavage avec tous les privilèges – droits féodaux, juridictions seigneuriales, dîmes, servitudes, corvées, inégalités de toute espèce – n’oublierait cette nuit. Le Chapelier présidait. Un noble, beau-frère de La Fayette, le vicomte de Noailles, s’était levé pour formuler la proposition. Déjà, la veille, au club, le duc d’Aiguillon en avait soulevé l’idée. Infiniment plus libéraux que les gros bourgeois enrichis, les grands seigneurs favorisaient toujours les réformes. Debout, jeune, inspiré, Noailles demandait que l’Assemblée proclamât l’égalité absolue des hommes. Sa motion avait enflammé la salle. Dans la pénombre chaude, à la lueur des lampes qui faisaient luire les lys d’or sur le fond de velours violet, ce n’avait été qu’un cri, un élan, une vague d’émotion, de générosité, d’amour fraternel. Quiconque détenait un avantage le voulait sacrifier. Toutes les chaînes tombaient, toutes les barrières étaient jetées bas. Plus de privilèges, plus d’interdits, plus de différences entre les conditions. Plus de séparations entre les provinces, plus de pays d’État : une nation unie, consciente d’elle-même, une France enfin formée de tous ses enfants, de toute sa terre ! L’aube teignait le vitrage, des larmes de joie et d’amour embuaient les yeux, la fatigue pâlissait les figures. Un mot du gros Lally-Tollendal avait suffi à ressusciter les vigueurs, les voix, les applaudissements frénétiques. Dans une interminable ovation, à l’instant même où rosissait l’aurore, Louis XVI était proclamé Restaurateur de la liberté française.
Le 4 août ! À peine un mois et demi, et l’on se retrouvait plus partagés, plus défiants que jamais, violemment opposés les uns aux autres sur le principe de ce droit de veto que la majorité venait de reconnaître au monarque, irrités de nouveau contre lui par l’application qu’il prétendait en faire aux décrets mêmes du 4. Comme à la veille du 14 juillet, les menaces s’élevaient de toute part. Les modérés : les « monarchiens », conduits par Mounier de Grenoble – qui, effrayé par l’évolution des événements, s’était séparé de Barnave et associé au rétrograde Malouet – proposaient au Roi de transférer l’Assemblée à Tours. Encore une fois, la troupe – le régiment de Flandre – occupait Versailles. L’épouvantail de la banqueroute reparaissait. L’émigration, drainant la clientèle riche, aggravait le chômage ; des centaines de valets, de laquais sans maîtres, sans argent, sans logis, erraient par la ville, mendiant du pain. Et de nouveau – comme, semblait-il, chaque fois que l’on avait besoin de la colère de Paris – Paris avait faim. Dans le journal du libraire Prudhomme, Loustalot écrivait carrément : « Il faut un second accès de révolution ; tout s’y prépare. » Desmoulins avait réussi, avec l’argent produit par la vente de son féroce pamphlet « La France libre », à publier lui aussi sa gazette : Les Révolutions de France et de Brabant. Il y couvrait la Reine d’injures, le Roi de mépris, et réclamait une république. Lui et Brissot : un autre journaliste, passionné pour les institutions américaines – Brissot qui avait reçu des Suisses
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