L'Amour Et Le Temps
dit celui-ci, nous irons ensemble, en poste. Je ne puis m’en aller tout de suite ; nous étudions les modalités d’un nouvel emprunt. Il ne réussira pas mieux que le premier, je le crains, il faut essayer malgré tout, sans quoi c’est la faillite. La situation est effrayante, mon cher Claude.
— Je sais, mais une possibilité que je n’aurai peut-être plus dans huit jours se présente. Quoi qu’en pense Thérèse, je tiens infiniment à ma femme. Il me faut la voir, car entre elle et moi tout va dépendre de cette confrontation. »
En roulant vers Limoges, il était possédé d’impatience et d’appréhension. Les précédentes épîtres de Lise lui avaient bien laissé sentir qu’un changement s’opérait en elle ; elle ne s’y découvrait pas cependant comme dans cette dernière lettre dont la simplicité un peu enfantine le bouleversait. Se pouvait-il que Lise eût, comme il l’avait pensé tout d’abord, aimé Bernard d’un simple amour de jeune fille, et qu’elle ait lini par s’en rendre compte ? Ou bien ces longs mois de séparation l’avaient-ils rendue plus sensible à sa tendresse à lui, Claude ? L’absence l’avait peut-être fait paraître plus aimable. En le revoyant, Lise n’allait-elle pas retrouver ses anciennes préventions ? Ne serait-elle pas déçue par la réalité ? Reconnaîtrait-elle en lui l’ami qu’il était devenu pour elle par correspondance, ou le mari imposé qu’elle avait subi avec déplaisir ?
À mesure qu’il se rapprochait de Limoges, sa fébrilité augmentait. Dans les auberges de poste, il dormait à peine, pressé de reprendre la route. Le troisième jour, on atteignit Argenton et son vieux pont enjambant la Creuse. On commença de voir au loin, par-dessus les châtaigneraies jaunissantes, les horizons d’un bleu intense. Le vendredi, ce fut Chanteloube, puis la Maison-Rouge, enfin la descente sur Limoges dans la nuit tombante qui s’embrumait. En passant devant la manufacture de porcelaine, isolée à l’entrée du faubourg, Claude donna une pensée à ses parents mais ne s’arrêta point. Il avait juste le temps d’arriver à Thias avant que l’on y fût couché. Il prit à la poste un cabriolet qui le déposa, une demi-heure plus tard, devant la grille du jardin. Il était sept heures. La lumière brillait encore aux ouvertures en forme de cœur découpées dans les volets de la cuisine. Le bruit de la voiture avait réveillé tous les chiens du hameau. Pendant que Claude, sa valise à la main, ses souliers crissant sur le cailloutis, contournait une corbeille de chrysanthèmes reconnaissable à l’odeur amère, il entendit tirer les verrous dans la maison. La porte s’entrouvrit sur la figure de M. Dupré avec ses gros sourcils.
« Qui vient là ? demanda-t-il, scrutant cette silhouette confuse dans le noir.
— Moi, mon père. J’arrive de Versailles.
— Claude ! Pas possible ! » s’exclama le vieillard en ouvrant toute grande la porte. Il élevait une lampe de cuivre.
« Vous voyez. J’ai mon congé pour quelques jours, je suis parti sans avoir eu le temps de m’annoncer.
— Ventrebleu ! mon cher garçon, point n’en était besoin. Vous êtes le bienvenu ainsi », dit son beau-père en le prenant affectueusement par l’épaule.
M me Dupré apparut à la porte de la cuisine, et faillit pousser un cri de stupéfaction. Son mari lui mit la main sur la bouche. « Chut ! Il faut laisser la surprise à ta fille. Elle est dans la salle, dit-il à Claude, passez par le vestibule. Toi, ma bonne, viens par ici. »
Dans un fauteuil au coin de la cheminée, un volume entre les mains, Lise poursuivait une lecture que les abois des chiens et les bruits confus n’avaient point troublée. Ni le pas sur les dalles du couloir ni la porte en s’ouvrant ne dérangèrent la jeune femme. C’était son père qui rentrait. À peine leva-t-elle les yeux. Son regard passa distraitement sur Claude, revint vivement, se fixa tandis qu’un sursaut la redressait dans son fauteuil, les lèvres entrouvertes. Son livre tomba. Elle avait pâli. Maintenant son visage rosissait.
« Claude ! Est-ce possible ?
— Vous m’avez écrit que vous désiriez me voir. »
Immobile, arrêté sur le seuil, il la contemplait. Dans sa robe bleu pâle avec un fichu blanc, son cou fier, ses cils blonds frangeant les yeux couleur de pervenche, elle était aussi éblouissante en sa simplicité que la Reine le jour où Claude
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