L'Amour Et Le Temps
Mon ami, c’était sublime. Chacun l’a senti. Il y eut une seconde de silence, quelque chose comme un halètement, puis tout d’un coup une formidable clameur d’enthousiasme. Marie-Antoinette a souri. Il faut reconnaître qu’en dépit de son négligé elle était vraiment… royale. Le peuple a crié : « Vive la Reine ! À Paris, à Paris ! » Le Roi cependant espérait encore échapper à cette nécessité. Mounier, lui aussi, avec ses monarchiens, était hostile à l’installation du souverain dans Paris. Louis ayant demandé que l’Assemblée tout entière ne réunît à lui au château, espérant sans doute la voir s’opposer au départ, notre président soutint fortement cette proposition. La plupart de nos collègues, Sieyès lui-même toujours si décidé, étaient très flottants. Robespierre ne disait rien. Barnave emporta tout. Acclamé par les galeries, il entraîna Mirabeau qui trouva le mot décisif : « Nous ne pouvons délibérer dans le palais des rois. » L’Assemblée se déclara simplement inséparable du souverain. Une nouvelle délégation alla porter cette réponse. Il était une heure après midi. Louis, alors, donna l’ordre d’atteler. Il n’y avait rien d’autre à faire.
« Je n’ai pas été des cent qui sont partis dans les voitures du Roi. Au train dont devait nécessairement aller le cortège, avec tant de gens à pied, on n’arriverait pas avant sept ou huit heures du soir : bien tard pour se loger. Une fois de plus, on n’avait point dîné ; quand souperait-on ? Je commence à être excédé de cette existence sans règle, mon estomac proteste. Je me suis donc contenté de voir le départ. C’était assez poignant. Il ne pleuvait plus. Dans le ciel gris, le soleil perçait par intervalles. Un triste jour d’automne, avec les arbres jaunissants. Le canon tonnait. Le cortège a défilé dans la Grande Avenue pendant plus d’une demi-heure. Il y avait bien trente mille personnes piétinant dans la boue et les flaques pas encore séchées. D’abord les gardes nationaux avec des miches enfilées aux baïonnettes, des bandes à piques, les femmes restant de la première expédition, montées qui sur des chevaux, qui sur des charrettes ou dans des fiacres, qui sur des affûts de canons, certaines affublées des chapeaux et des buffleteries pris aux gardes du Roi. J’ai reconnu l’amazone rouge, dont le panache avait séché. Elle s’appelle, dit-on, Théroigne de Méricourt. C’est elle qui aurait conquis le régiment de Flandre. Toutes chantaient, riaient, plaisantaient, triomphantes, criant : « Vive le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! » Elles précédaient des chariots de farine et de grain conduits par quelques forts de la Halle portant pacifiquement des feuillages. Marchaient ensuite, au milieu de la garde nationale soldée, les gardes du corps, sans armes, nu-tête, quelques-uns avec des pansements sanglants. Derrière eux, Flandre, les Suisses, puis le grand carrosse doré, aux panneaux cramoisis, où le Roi, la Reine, la petite Madame Royale, le Dauphin s’entassaient avec le comte de Provence, la comtesse, Madame Élisabeth et une ou deux femmes de la Reine. À la portière de celle-ci, se tenait le général La Fayette sur son cheval blanc, l’épée à la main, les pistolets à moitié sortis des fontes. Dans d’autres voitures, venaient plusieurs dames et gentilshommes de la suite, les ministres et cent de nos collègues. Derrière enfin, une foule mélangée. On ne portait point au bout des piques, comme la Reine l’avait craint, paraît-il, les têtes des gardes du corps massacrés. Cependant on les vit plus tard à Paris, frisées et poudrées au passage par un perruquier de Sèvres.
« Voilà, mon cher Claude, la relation exacte des événements. Je te prie de la communiquer à nos amis. Pour le présent, l’Assemblée demeure encore à Versailles, mais elle rejoindra d’ici peu le Roi. Nous ne ferons plus un long séjour, je présume. Bientôt nous pourrons rentrer chez nous et nous occuper un peu de nos affaires, car la Révolution est maintenant achevée. Il ne reste qu’à terminer le vote de la Constitution. On en verra vite le bout. Nous venons aujourd’hui d’en affermir les fondements par une série de décrets garantissant la liberté individuelle et le vote national des impôts, comme nous le voulions. Les ministres seront dorénavant responsables. Le règne de l’arbitraire est
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