L'Amour Et Le Temps
Les femmes honnêtes avaient pour la plupart suivi Maillard et Louison ; ce qui restait, c’était la lie : poissardes, harengères, catins surtout. Je ne suis rien moins que bégueule, mais tout de même ! Une forte commère, étalée dans ses jupons sur le fauteuil abandonné par La Luzerne, présidait en montrant ses mollets dans des bas blancs à rayures rouges. Elle agitait la sonnette, au milieu d’un vacarme de plaisanteries et d’interpellations grossières. Entre ces murs qui ont vu tant de généreuses émotions, entendu de nobles déclarations patriotiques, et qui enferment le sanctuaire de la nation française ! Mirabeau revenu a senti le sacrilège ; pour une fois, il a sacrifié sa popularité à l’indignation. « Comment ose-t-on troubler nos séances ! » s’est-il écrié de sa voix orageuse. « Monsieur le président, faites respecter l’Assemblée ! » Cette apostrophe en a imposé, nous avons pu reprendre nos places. Robespierre, Barnave, Du Port, Pétion, étaient demeurés là. Tandis que l’on battait le rappel des manquants, Mounier a lu la lettre royale. À quoi les galeries répondirent : « Il ne s’agit pas de ça mais d’avoir du pain ! À bas les prêtres ! Mirabeau à la tribune ! Nous voulons entendre notre petite mère Mirabeau ! »
« Il faut te dire qu’entre-temps nous avions appris l’arrivée prochaine de La Fayette avec vingt mille hommes de la garde nationale et des gens du peuple. À son tour, il marchait sur Versailles. Ses bataillons l’y avaient contraint en disant que, le Roi étant imbécile, il fallait aller le déposer, couronner son fils et nommer un conseil de régence. Cela sentait son Orléans d’une lieue. Mounier, me sachant anti-orléaniste, m’avait confié, en revenant du château, qu’il se défiait au plus haut point du général. C’est pourquoi il tenait tant à faire connaître l’accord du Roi sur les décrets. La Fayette arriva vers onze heures et demie, moitié mort de fatigue. Il était à cheval depuis le matin, d’abord sur la place de Grève où des bandes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau l’avaient cent fois menacé de la lanterne, puis en route sous la pluie froide d’octobre. Moi, tu le sais, j’ai toujours eu confiance en La Fayette ; je le tiens pour un homme vertueux. Sa conduite en la circonstance a montré que je voyais juste. Il s’est présenté d’abord à nous, et comme le président lui demandait rudement : « Que venez-vous faire ici ? Que voulez-vous avec votre armée ? – Calmer le peuple, garantir les souverains », répondit-il de la façon la plus simple. Il paraît que lorsqu’il entra au château, dans la grande salle de l’Œil-de-Bœuf pleine d’officiers, de gentilshommes et de dames (dont M me de Staël, la fille de Necker qui l’a raconté), un vieux chevalier de Saint-Louis lança très haut : « Voilà Cromwell. – Monsieur, dit La Fayette, Cromwell ne serait pas entré seul. » Le Roi le reçut bien. Peu après, Sa Majesté faisait demander à Mounier de revenir avec la délégation. Cette fois, on circulait facilement ; la nuit, la pluie, le froid avaient fini par calmer l’agitation. Les gens s’étaient réfugiés où ils avaient pu, cherchant des lits de paille. Des feux brûlaient toujours, où se chauffaient les sentinelles. On ne voyait plus que l’uniforme national. Nous trouvâmes le Roi dans son cabinet, avec son frère Provence adossé à la cheminée, MM. Necker, d’Estaing qui avait l’air fort marri, et le général blême d’épuisement. Louis nous déclara qu’il venait d’arranger toute chose avec M. de La Fayette, que la plupart des gardes du corps étaient partis pour Rambouillet, et qu’il se remettait avec sa famille à la vigilance de la garde nationale. Sa Majesté ajouta : « Je n’ai jamais songé à me séparer de l’Assemblée, je ne m’en séparerai jamais. » Qu’il n’y ait point songé est absolument inexact. La phrase signifiait sans doute : Je veux oublier que j’y aie songé. Cette résolution est d’un bon présage pour l’avenir. Nous avons rapporté la déclaration du Roi. Il était trois heures du matin. Mounier a levé la séance, nous nous sommes empressés de gagner nos lits.
« Ce qui est advenu à l’aube, je n’en puis parler que par ouï-dire. Tout comme le général La Fayette qui était allé dormir chez ses beaux-parents à l’hôtel de Noailles, je ronflais au
Weitere Kostenlose Bücher