L'Amour Et Le Temps
manquait pas, même entre le Louvre, les Tuileries et le Palais-Royal, de ruelles obscures, sinueuses, souvent malodorantes, où l’on eût pu se croire dans les « charreyrons » du Verdurier, du quartier Manigne ou dans le dédale de la Terrasse, mais ici ces venelles débouchaient soudain sur des rues aussi larges que les boulevards de Limoges. Leur longueur semblait infinie. Leur multiplicité, la foule qui les animait du matin au soir, la diversité de cette foule elle-même, le mouvement des voitures, déconcertaient la jeune femme habituée au calme des voies provinciales. Il y avait aussi ces espaces, encore plus inimaginables pour elle au cœur d’une ville : le Luxembourg, les Tuileries, l’immense ouverture de la Seine avec ses quais, après le Pont-Neuf. Enfin, dans les jardins publics et sur la promenade du boulevard, cette quantité de gens, ce papillotement de visages, ce remuement universel lui donnaient le vertige. Il lui fallut du temps avant que tout cela se fixât sous ses yeux tandis que se mettaient peu à peu en place dans sa tête les grandes lignes de Paris – au moins de son centre.
Au lendemain de leur arrivée, Claude l’avait laissée chez les Dubon pour se rendre à Versailles. Il en revint deux jours plus tard, l’Assemblée se transportant à Paris, dans la Cité, à l’Archevêché qui dressait derrière l’Hôtel-Dieu, entre le petit bras de la Seine et Notre-Dame, sa vieille tour carrée, couronnée de mâchicoulis. Du Pont-Neuf, en prenant le quai des Orfèvres, on en était tout proche. Mais Claude ne voulait pas rester chez sa sœur, il jugeait bon que Lise eût un intérieur à elle. Dès qu’elle se fut un peu familiarisée avec l’existence parisienne, il chargea Gabrielle de leur chercher un logement. Elles allèrent toutes deux en visiter. Il n’en manquait point, l’émigration faisait le vide chez les aristocrates. C’était le grand engouement, le dernier bon ton. Les petits-maîtres qui ne possédaient pas de carrosse s’arrachaient les voitures de remise et jusqu’aux fiacres pour se faire transporter à Coblence. On mettait un point d’honneur à émigrer. Au Palais-Royal, dans les promenades, les filles galantes insultaient les gentilshommes et les militaires qui restaient là ; elles leur montraient ironiquement des quenouilles. Dans ces conditions, on trouvait à se loger agréablement et à bas prix. Au demeurant, depuis le mois d’août, Claude touchait une indemnité de douze livres par jour – avec un rappel depuis le 26 avril –, ce qui mettait le ménage à l’aise.
Comme l’Assemblée, après dix-neuf jours, quittait l’Archevêché incommode, vétuste – une tribune s’était effondrée sous le poids des auditeurs, blessant plusieurs députés, dont un grièvement –, pour s’installer au Manège situé entre le jardin des Tuileries et celui du couvent des Feuillants, le jeune ménage choisit un appartement de la rue Saint-Nicaise, à mi-distance des Quinze-Vingts et de la place du Carrousel : trois grandes pièces hautes de plafond, bien meublées, qu’un chevalier de Saint-Louis avait laissées telles quelles pour suivre le comte d’Artois à Turin. Grâce à Gabrielle encore, Lise eut une servante de confiance. Dès lors, ils s’établirent dans une existence calme et toute régulière. Après les crises du début, la Révolution avait creusé son lit ; elle y coulait avec une puissance majestueuse que rien ne semblait plus devoir troubler. Les réformes de fond, d’où sortait jour par jour un monde nouveau avec tout son avenir, prenaient corps les unes après les autres dans les trente et un comités qui se répartissaient la tâche. La séparation des pouvoirs, sur laquelle Claude et ses collègues du premier comité de Constitution, à Versailles, avaient insisté dès l’abord, entrait effectivement dans la réalité : le pouvoir législatif appartenait à la nation. Par la bouche de ses représentants, elle édictait les lois. L’exécutif incombait au Roi qui les faisait appliquer. Il choisissait les ministres, au nombre de six, responsables devant l’Assemblée ; il dirigeait la diplomatie, nommait les ambassadeurs, les chefs militaires, signait les traités. Non plus monarque de droit divin mais premier serviteur du pays, il pouvait, en cas de trahison ou de départ, se voir déchu du trône. Quant à l’administration et à la justice, elles dépendaient du peuple lui-même qui élisait directement
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