L'Amour Et Le Temps
à son obséquiosité. Il n’en reçut pas moins courtoisement la délégation. « Messieurs, déclara-t-il, vous n’aviez nul besoin d’introducteur auprès de moi. Des citoyens martiaux comme vous, zélés patriotes, sont par eux-mêmes chers à mon cœur. » Il fit un bref discours de circonstance, à la fin duquel il voulut bien porter contre ce cœur la soie du drapeau remis, la veille, aux représentants de la garde limousine. Comme Jourdan se permettait de dire qu’il avait servi sous les ordres du grand homme, en Amérique : « Eh bien, lieutenant, répondit-il, je suis charmé de retrouver un compagnon d’armes dans notre lutte pour la liberté. Je suis sûr que vos compatriotes ont en vous un modèle des vertus militaires alliées aux vertus civiques. »
Bernard était fort ému de voir ainsi, de tout près, le parangon du patriotisme. Il continua de l’être au Manège, où Lise le rejoignit dans les tribunes. Elle lui désigna un à un ces hommes fameux dont il avait si souvent lu ou entendu les noms : Mirabeau, Sieyès, le douteux Philippe d’Orléans rappelé et pardonné, Barnave, le blond Pétion, les frères Lameth, le mince Robespierre, Adrien Du Port, devenu Duport. Il les contemplait, le cœur plein, ces formidables champions – d’apparence pourtant ordinaire – qui avaient renversé l’absolutisme, anéanti les privilèges, fondé la liberté, l’égalité : les auteurs de la sublime Déclaration des droits, les acteurs de la nuit du 4 août.
Il revit plusieurs d’entre eux, et quelques autres notoires défenseurs du peuple – dont Camille Desmoulins, le peintre David, l’avocat Georges d’Anton, promoteur de la marche sur Versailles – aux Jacobins où Claude et Montaudon le menèrent avec Jourdan. C’était l’ancienne réunion du café Amaury, considérablement accrue. En s’établissant à Paris, le Club breton, installé d’abord rue des Victoires, avait presque aussitôt fusionné avec une nouvelle société en formation dans le réfectoire du couvent des Jacobins, loué à ceux-ci pour la modique somme de quatre cents francs par an. Quelques mois plus tard, cette assemblée commune, devenue Société des Amis de la Constitution, mais ordinairement appelée Club des Jacobins, s’était transportée dans la bibliothèque du même couvent, sous les combles de l’église. Cela formait une longue salle voûtée où demeuraient encore les livres protégés par des treillis de bois. On voyait aussi des tableaux religieux. Six hautes fenêtres mansardées distribuaient la lumière sur un pourtour de bancs en amphithéâtre garnis par les auditeurs. Un personnage à la figure sérieuse présidait dans son fauteuil élevé sur une estrade. Les secrétaires s’affairaient au-dessous, àleur table. En face, les orateurs montaient tour à tour dans une étroite et haute chaire, pour dérouler d’éloquentes périodes souvent ponctuées d’applaudissements. À vrai dire, Bernard les jugeait, pour la plupart, bien pompeuses, ces périodes célébrant l’unité nationale dans la Fédération. Il eût aimé plus de simplicité.
Il assista aussi, avec Lise, Claude, Gabrielle Dubon et sa fille, à une représentation de la Comédie-Française où l’on jouait un drame national d’un certain Marie-Joseph Chénier : Charles IX. Ensuite on soupa chez les Dubon. Après la journée de la Bastille, Jean Dubon, réalisant sa propre motion, était allé jusqu’en Hollande acheter des grains pour le compte de la commune. Absent lorsque Bailly avait été mis à la tête de la municipalité, il ne faisait plus partie de celle-ci, et s’en félicitait, car, disait-il, le « sage Bailly » était un rêveur, un très brave homme tout aussi dangereux dans son genre que le malheureux Flesselles. « On l’a bien vu, le 5 octobre, au moment de la marche sur Versailles. Sommé d’agir, il battait des ailes comme un vieil oiseau affolé, sans pouvoir se résoudre à un parti. Il n’a pas le caractère de ce poste et je crains qu’un jour sa municipalité ne se termine comme celle du prévôt. » Aux premières élections pour les fonctions publiques, Dubon avait été nommé procureur du district. Quant à son fils, le jeune Fernand, il était, depuis près de six mois déjà, à Brest, pilotin dans la marine de guerre. Malgré leur chagrin de le voir se lancer dans une telle carrière, ses parents n’avaient pas voulu contrarier son irrésistible
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