L'Amour Et Le Temps
les juges, les fonctionnaires publics, les magistrats municipaux. Les parlements, mis en vacance sine die, se trouvaient, comme le disait en riant Alexandre de Lameth, « enterrés vifs ». Les barrières provinciales étaient à jamais abattues : quatre-vingt-trois départements remplaçaient les ci-devant généralités ou pays d’état. Le 13 février 1790, on abolissait les vœux monastiques. Le 14 avril, l’Assemblée nationalisait définitivement les biens d’Église ; ils allaient permettre de transformer les assignats sur la Caisse de l’extraordinaire en une véritable monnaie nationale. Certes, l’opposition entre les partis, les rivalités entre individus existaient toujours. En revanche, Louis XVI semblait avoir épousé fermement la cause de la Révolution. Les « monarchiens » avaient perdu leur chef, Mounier, démissionnaire, retourné à Grenoble puis passé en Suisse. Orléans exilé en Angleterre, Mirabeau tenu à l’œil par Du Port, Barnave et les Lameth, La Fayette ferme sur le principe de l’ordre constitutionnel, il ne paraissait pas qu’aucun assaut fût à craindre, ni de la part des extrémistes ni des monarchistes intolérants ou des séides du clergé soulevés contre la suppression des couvents, la vente des biens ecclésiastiques et les projets de constitution civile de l’Église française. Ces exaltés – évêques et curés en tête – provoquaient, en Bretagne, mais plus encore dans le Midi où le fanatisme réveillait les vieilles haines religieuses entre catholiques et protestants, des échauffourées sanglantes. Stupide intolérance ! Que pouvaient les vils intérêts, les égoïsmes rétrogrades et l’obscurantisme, contre l’admirable élan qui avait pris naissance parmi les gardes nationales de province ? Elles avaient senti le besoin de s’unir contre les ennemis de l’ordre nouveau. Se donnant la main de bourgade à cité, de département à département, elles étaient en train de former une immense chaîne de fédérations qui, reliant les uns aux autres tous les bons Français, donnait à l’unité de la France une réalité humaine en même temps qu’une irrésistible puissance. Afin de consacrer solennellement cette union, la municipalité de Paris organisait une manifestation grandiose dont la date avait été fixée au jour anniversaire de la chute de la Bastille. Ce serait la fête de la Fédération nationale. Chaque ville, chaque bourg devait envoyer une délégation.
Bernard, promu successivement, en six mois, caporal puis sergent à la compagnie des chasseurs, sous les ordres du lieutenant Jourdan, fut comme lui un des vingt-six élus de la garde nationale de Limoges, chargés de la représenter au champ de la Fédération. Avec leurs camarades d’Aixe, de Saint-Yrieix, ceux de Pierre-Buffière et les délégations de la Corrèze qui avaient fait étape à Limoges, ils partirent le 1 er juillet, escortés jusqu’à une lieue de la ville, au-delà des bois de La Bastide, par toutes les compagnies tambour battant.
Des marches de six à huit lieues par jour les amenèrent, le 13 vers la fin de la relevée, à la barrière d’Enfer, au milieu d’un flux de troupes semblables à la leur. Les uniformes bleus grouillaient aux entrées. On en voyait de plus en plus à mesure que l’on descendait par des rues sans cesse plus étroites. Le contingent limousin arrivait des derniers. Depuis plusieurs jours déjà, les fédérés affluaient aux portes. Les curieux ne se lassaient pas de venir les voir et les applaudir au passage. Paris, fiévreux d’enthousiasme en dépit d’un ciel maussade, apparut à Bernard comme une symphonie de gris et de tricolore. Tout, entre les maisons, était bleu, blanc, rouge : les arcs de triomphe dédiés par chaque district aux soldats citoyens, les arbres de la liberté sur toutes les places, enguirlandés de banderoles, les enseignes patriotiques aux couleurs neuves, les placards politiques qui bariolaient les murs, la foule elle-même avec ces grosses cocardes piquées aux chapeaux, ces flots de rubans aux boutonnières et aux corsages. Une espèce d’électrisation joyeuse la faisait vibrer. Elle venait de travailler pendant huit jours à transformer le Champ-de-Mars en un gigantesque quadrilatère plat, bordé de gradins. Deux cent mille personnes de toute condition – Mirabeau, Sieyès, La Fayette, des duchesses, des filles, des ouvrières – avaient manié la pelle ou la brouette pour
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