L'Amour Et Le Temps
pensait pas.
« C’est, dit-il, la fille cadette d’un vieil ami de Jean-Baptiste : Antoine Carron, intendant du comte de Jumilhac. Elle a été élevée à Limoges par sa tante, car sa mère est morte. Elle aura une dot raisonnable qui me permettrait de m’associer avec Jean-Baptiste. Léonarde couve ce projet depuis longtemps.
— Il ne vous révolte pas ! Quoi ? vous épouseriez sans amour une pauvre fille vers laquelle rien ne vous attire, sinon un peu d’argent !
— Cela se fait généralement, chez nous.
— Vous êtes étrange, Bernard, dit Lise en le parcourant du regard. Il y a en vous une telle noblesse de sentiments que j’ai peine à m’élever jusqu’à cette hauteur, et, d’autre part, votre état vous tient dans la médiocrité de ses usages, dans son obscurantisme. Comment vous, vous mon ami, ne sentez-vous pas que l’union d’un homme et d’une femme ne peut être une affaire de négoce ?
— Sans doute. Je n’y ai guèra songé, je vous l’avoue. Comme de toute façon je n’aimerai jamais que vous-même ! »
Elle sourit, son regard brilla. « Mon cœur ! fit-elle doucement. Mais ce n’est pas certain, voilà pourquoi je suis furieusement jalouse. Je me méfie. Vous souvient-il de ce que je vous ai dit, un jour ? On ne peut pas aimer deux hommes à la fois. Or je vous aime, Claude et vous, autant l’un que l’autre. Vous êtes assez pur pour n’être point jaloux ; pas moi. Ou bien ne m’aimez-vous pas assez pour être jaloux ? »
Elle était devenue grave. Elle sourit de nouveau : « Allons, lança-t-elle en lui tendant les mains, je ne veux pas vous faire une querelle pour notre dernier soir. Pardonnez-moi, mon cœur, ce que je vous ai dit d’un peu vif. Moi, je vous pardonnerai tout. Même votre absence. Tout sauf de m’être vraiment infidèle. »
II
Le lendemain et pendant les jours qui suivirent, en s’éloignant de Lise un peu plus à chaque étape, Bernard ressassait le souvenir de cette conversation, avec l’image de la jeune femme dans sa robe à mille raies bleues, blanches et rouges, un peu verdie par l’ombre des marronniers. Il revoyait les expressions du visage toujours plus beau, le sursaut de Lise, le feu de ses yeux dans cet accès de despotisme, peu sage mais combien émouvant.
Tourmenté par un remords que lui masquaient les regrets, il avait peu dormi, la nuit d’avant son départ. À présent, il songeait que Lise voyait peut-être juste : peut-être ne l’avait-il pas assez aimée. Ne s’était-il pas donné le change, avec sa générosité ? Eût-il montré tant de grandeur d’âme si Babet, en aimantant ses désirs, n’eût dénaturé en quelque sorte, ou encore émoussé, son amour pour Lise ?
À mesure que la distance s’allongeait entre eux, malgré lui il regrettait davantage leur séparation. Pourquoi n’avait-il pas accepté cette fois la proposition de Claude ? Lise avait raison : il lui préférait une routine.
Plus les jours passaient – en longues marches sous le soleil ou la pluie tiède qui se succédaient –, plus il prenait conscience du charme accru de Lise. Il se rappelait comme, au premier regard, il l’avait trouvée plus belle, plus émouvante avec son nouvel éclat. Cette émotion s’était noyée dans l’excitation du moment, la griserie patriotique et les vives impressions produites par la découverte de Paris. Il aurait voulu maintenant ne plus penser, comme Jourdan et leurs camarades, qu’à la sensibilité des Parisiens qui les avaient reçus comme des triomphateurs, à la prodigieuse fête du Champ de la Fédération, à cet inoubliable élan de milliers d’hommes et de femmes soulevés par un amour commun pour leur pays sortant des limbes de l’obscurantisme, au serment qu’ils avaient tous prononcé d’un même cœur, à l’océan de drapeaux massés autour de l’autel de la patrie, à la loyauté du Roi jurant de maintenir la Constitution, à la beauté de la Reine, au délire joyeux des fédérés et de la foule qui enlevaient La Fayette, baisaient les basques de son habit, ses bottes, son cheval, à la majesté de l’Assemblée, à l’éloquence fraternelle des orateurs qu’il avait applaudis au club. Il revoyait tout cela derrière le visage de Lise passé au premier plan, et dont les expressions heureuses, mutines, tendres, jalouses, despotiques, assagies, faisaient reculer toute autre image.
Jourdan le trouvait morose.
« Tu n’as pas l’air content de
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