L'Amour Et Le Temps
volontaires n’atteint pas encore le chiffre fixé. Nous devons partir le mois prochain, je ne sais au juste à quelle date. Peut-être arriverez-vous d’ici là. Peut-être aurai-je le bonheur de vous voir un peu, avant cette nouvelle séparation. Peut-être enfin ne sera-t-elle pas très longue : le contingent des gardes aux frontières a été considérablement réduit depuis le décret de juin. On pense en général que nous regagnerons nos foyers dans quelques mois, car nous ne sommes, à tout prendre, que des soldats d’occasion. »
Lorsque cette lettre arriva rue Saint-Nicaise, le 30 octobre, Lise, au Manège, assistait à l’ultime séance de l’Assemblée. C’était tout à fait une relevée d’automne, grise et triste avec des nuages bas qui couraient en s’effilochant. Derrière les tribunes, les fenêtres donnaient si peu de clarté que l’on avait allumé les lustres. Leur lueur, luttant avec le demi-jour, produisait une espèce de fausse lumière, irréelle, singulièrement lugubre. Le Roi était venu saluer les représentants qui allaient se disperser. Il les assura qu’il maintiendrait de toutes ses forces la Constitution dont ils avaient doté la France. Il les remercia, louant leurs travaux et leur zèle, regrettant, dit-il, que leur session dût se clore. Il prononça solennellement cette clôture. Puis Thouret, dernier président, s’adressant aux tribunes, proclama d’une voix quelque peu émue : « L’Assemblée nationale constituante déclare qu’elle termine ses séances et qu’elle a rempli sa mission. » De sa place, Claude fit à sa femme un signe assez mélancolique, qui signifiait en somme : « Et voilà ! »
Le discours de Louis XVI avait été très applaudi. Lise s’amusa de voir cette assemblée, qui avait suspendu le monarque, failli le juger, le déposer, et lui avait ôté pratiquement tout pouvoir, se séparer au cri répété de « Vive le Roi ! « Claude, Pétion, Robespierre, l’abbé Grégoire, étaient des rares à pousser cette acclamation par pure politesse. Parmi les ex-députés comme dans le public, l’enthousiasme éclatait. Peut-être, chez la plupart des représentants cette chaleur concernait-elle moins le Roi que la fin de la législature. M me Roland eut un mot bien juste : « Des gamins ! On dirait des gamins délivrés du collège ! » Cela fit sourire M. l’évêque Gay Vernon, nouveau député de Limoges, qui venait d’arriver à Paris. Un peu parent des Mounier, comme l’on sait, il avait dîné avec Claude, Lise et les Dubon avant de les suivre au Manège pour assister à la séparation de ces représentants dont ses collègues et lui allaient prendre, dès le lendemain, les places encore chaudes. « Madame, dit-il, fait là une comparaison pas très flatteuse pour nos prédécesseurs, mais le mot est profond. » L’enthousiasme du public, en tout cas, ne laissait pas de doute : c’était un engouement monarchiste, sinon même un retour de flamme royaliste. Depuis la proclamation de l’acte constitutionnel, la grande masse parisienne s’amourachait de son Roi et de sa Reine rétablis. On les acclamait aux Tuileries, on les applaudissait quand ils paraissaient à l’Opéra, dans les théâtres, qui, presque tous, reprenaient des pièces royalistes : Gaston et Boyard, Henri IV à Paris, Nicodème dans la lune, et Richard Cœur de Lion où l’on ne chantait plus : « Ô Richard ! Ô mon roi, l’univers t’abandonne », mais : « Ô Louis ! Ô mon roi, tes amis t’environnent. » Au parterre quelquefois d’obstinés démocrates protestaient, risquant un mauvais parti.
Comme Claude l’avait prévu, la réaction s’étendait, moins, du reste, dans la réalité souterraine qu’en surface. Non seulement à Paris mais par toute la France, ou presque, on constatait un recul manifeste de l’opinion. Les ex-républicains se taisaient, se terraient ou se convertissaient plus ou moins. L’infect Père Duchêne, qui flattait toujours les tendances dominantes dans le peuple, tournait au monarchisme. Danton, après avoir obtenu, le 10 septembre, quarante-neuf voix de l’Assemblée électorale, était, dix-sept jours plus tard, tombé à quatorze voix, et n’avait pas été élu : il ne siégerait point à la Législative. Tout cela néanmoins ne signifiait pas grand-chose, car, dans le même temps, des centaines de nouvelles sociétés jacobines, dont on recevait les affiliations à la Société
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