L'Amour Et Le Temps
laissait pas même soupçonner à Lise qu’il pût se blesser de la voir tant souffrir à cause d’un autre. Non, ni Bernard ni elle ne lui permettaient d’éprouver de la jalousie sans se sentir odieux. « Ma petite fille, mon cœur, dit-il tendrement et fermement à la fois, il ne faut pas pleurer sur un homme qui accomplit son devoir, si dur soit-il pour lui et pour toi. Bernard sacrifie ce à quoi il tenait le plus. Ne sois pas moins courageuse toi-même ! Tout ce que je peux faire pour adoucir votre peine, c’est de te ramener à Limoges avant son départ. Sèche tes larmes, mon amour. Je vais hâter les choses : nous prendrons la première diligence.
— Oh ! Claude ! Claude, mon cher ami ! s’écria Lise tandis qu’il lui essuyait les yeux. Je suis bien malheureuse, mais je suis trop heureuse de t’avoir pour mari. Tu es…
— Je t’aime, voilà tout. Tiens, mouche ton joli nez. »
XIII
Lise se souciait peu d’assister à l’entrée en scène des nouveaux députés. Comme énormément de gens, mais pas pour les mêmes raisons, elle était lasse, sinon excédée, de la chose publique (dans les assemblées électorales, le nombre des abstentions allait de cinquante à quatre-vingts, voire quatre-vingt-dix pour cent). En outre, elle se prenait d’un sourd ressentiment pour le régime qui lui enlevait Bernard. Elle répondit à sa lettre, laissant Claude aller seul au Manège.
Dans la grande entrée, il retrouva nombre de ses ci-devant collègues, venus avec l’intention plus ou moins précise de surveiller le jeune corps législatif. Ils s’étaient fait réserver deux tribunes au-dessus des loges. Pour la première fois, Claude gravit les marches des vomitoires. Pour la première fois aussi, il prit une idée du spectacle que l’Assemblée avait quotidiennement donné au public des hauteurs.
Tout d’abord, en accédant à cet étage, il fut frappé par la clarté. En dépit du jour gris comme la veille, les tribunes baignaient dans une lumière que l’on n’avait jamais, en bas, même à la plus claire saison. Par les fenêtres, on voyait moins de ciel mais les arbres, les toits des Feuillants et des Capucins, la flèche de la chapelle. En contraste, la salle faisait un effet obscur. Elle apparaissait comme une très longue caisse, triste malgré les couleurs des draperies, avec, tout du long, le vide étroit de « la piste » qui séparait les étagements de visages peu distincts dans la pénombre. Seule la tribune, émergeant en face de l’estrade présidentielle, était mieux éclairée. Évidemment, une figure devait y paraître avec fréquence pour s’imprimer dans le regard du public. Voilà sans doute pourquoi certains, en particulier Robespierre, avaient été si diligents à saisir toute occasion de grimper là-haut, d’y tenir de longs discours. Cependant les banquettes ne s’enfonçaient pas dans une ombre telle que l’on ne pût distinguer des traits. On reconnaissait bien Brissot à son grand nez, Condorcet, le jeune Gouvion, ex-aide de camp de La Fayette, le Jacobin Hérault Séchelles, l’évêque Gay Vernon avec ses collègues de la Haute-Vienne : braves modérés dont les votes seraient assurément les seules manifestations. Claude reconnut aussi l’abbé, ou plutôt l’évêque Fauchet. Il vit une chose singulière : un infirme arrivant dans sa chaise de bois roulante qu’il manœuvrait en tournant une mécanique. Les huissiers le soulevèrent pour l’asseoir sur la première banquette. « C’est Georges Couthon, député du Puy-de-Dôme, dit Buzot. Il présidait le tribunal de Clermont. Bancal, l’ami des Roland, nous a parlé de lui : un homme d’une grande éloquence, paraît-il. Il a les jambes paralysées. »
À mesure que les gradins achevaient de se remplir, Claude constatait avec surprise la jeunesse générale des nouveaux représentants et leur désinvolture. Sur ces banquettes, où il avait été un des plus jeunes, il voyait jusque-là des hommes d’âge, en majorité, graves et qui, même aux moments les plus passionnés, demeuraient pleins de réserve. À la place de ces sénateurs siégeait à présent, eût-on dit, une troupe de collégiens. Il en fut saisi, confusément effrayé, regrettant une fois de plus que Robespierre ait induit la Constituante tout entière au suicide. Comment ces novices aux allures fracassantes allaient-ils manœuvrer le fragile esquif révolutionnaire ? Ils n’inspiraient pas plus de confiance
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