L'Amour Et Le Temps

doctrine chrétienne de charité, d’égalité, de fraternité, tenaient tant à la lettre qui servait leurs égoïsmes. Sans l’exemple de Guillaume Dulimbert, il n’eût point imaginé que la religion pût gâter la vie d’un homme. Cette découverte contribuait à le roidir contre tous les principes opposés à la liberté complète, contre toutes les résistances à la Révolution. Quels que fussent ses ennemis, ils devaient être rompus, sans haine et pourtant sans pitié.
    Bernard, sans trop s’en rendre compte, était en train de devenir lui aussi romain. Non pas toutefois un « Romain » issu de lectures mal digérées, fabriqué par les gazetiers et les orateurs. S’il respirait un air imprégné de républicanisme antique, sa rigueur n’en provenait pas moins de lui-même, du meilleur de lui. Elle était d’autant plus sincère qu’elle avait été longue à mûrir. Les circonstances l’avaient faite, non point tant les doctrines. Elle le poussait inéluctablement au sacrifice qu’elle exigeait de lui. Pouvait-il, comme ceux dont il condamnait l’égoïsme, donner le pas à ses sentiments, à son intérêt personnel ? Ce qu’il devait faire le déchirait. Dans quelques jours, Lise serait ici. Et lui ! Non, non, ce n’était pas possible !
    Il s’en fut tout de même demander à son père si, éventuellement, il voudrait bien l’aider à s’équiper. D’abord, M. Delmay ne comprit pas, puis, quand il entendit son fils dire qu’il allait peut-être lui falloir s’engager comme volontaire pour la défense du territoire, il se récria, stupéfait :
    « Tu perds la tête, cadet ! tu… tu es fou ! » Il en balbutiait. « Tu lâcherais ta profession au moment où tu vas pouvoir t’associer avec ton beau-frère ! Qu’est-ce… qu’est-ce que cette lubie ! Voyons, tu ne parles pas sérieusement ?
    — Si, tout à fait. Je ne m’y résoudrais certes point avec plaisir, mais je crains qu’il ne me soit pas possible d’agir autrement.
    — Écoute : tu sais que j’économise une somme pour te mettre en posture d’associé dans l’affaire de Jean-Baptiste, à même d’y apporter du développement. D’ici peu, ce sera chose accomplie. Tu as déjà commis une sottise en te dérobant au mariage que ta sœur te préparait avec la petite Carron. Bien : question de sentiment, je n’insiste pas. À moi de te donner une position. J’y pourvois. Tu ne vas pas encore…
    — Oui, je sais, dit Bernard avec lassitude. Je vous aime, mon père, et je n’ignore pas combien je vous chagrine. Ah ! j’aurais voulu vivre en un autre temps ! Cela me tue, de ne pas pouvoir vous donner, à vous comme à Léonarde, les satisfactions que vous étiez en droit d’attendre. J’ai tout fait pour garder un métier auquel je tiens autant que vous, et vous ne savez pas combien il m’en coûterait de partir, même si c’est seulement, comme on le dit, pour quelques mois.
    — Enfin, qu’est-ce qui t’y obligerait !
    — Les circonstances, répondit sobrement Bernard.
    — Mon pauvre enfant ! Les balivernes de tous ces fichus démagogues te tourneboulent complètement la cervelle. Les circonstances présentes n’inquiètent que la racaille, les profiteurs du bouleversement, ceux qui ont peur de perdre leurs avantages mal acquis, d’être ramenés à leur juste place, l’épée dans les reins.
    — Pardonnez-moi, mon père, nous ne pouvons juger les choses de la même façon. Voulez-vous bien me dire si, le cas échéant, vous m’aideriez à me fournir, comme vous l’avez fait avec tant de diligence quand on a créé la garde nationale ? Par vos soins, je fus alors l’un des premiers à porter l’uniforme bleu, alors que tant d’autres manœuvraient encore en habit civil. C’est vous qui m’avez donné le costume d’un soldat. Pour l’âme, je ne l’ai pas plus aujourd’hui qu’en ce temps, croyez-le.
    — Tu n’as point l’âme d’un soldat, et tu veux te battre pour des foutaises ! Sacré bon Dieu ! s’écria M. Delmay en tapant sur son bureau, je t’ai offert un uniforme pour que tu sois comme ton frère. Je ne m’en mordrai jamais assez les doigts. Tu m’entends, Bernard, tu n’auras pas un liard de moi pour aller faire l’imbécile aux frontières. Si tu pars avec la canaille sans-culotte, je ne te connais plus. »
    Navré d’avoir provoqué la colère de son père, dont il ne pouvait méconnaître l’affection, Bernard écoutait un démon lui