L'Amour Et Le Temps
attendre encore jusqu’en 92, sinon plus tard. »
Chacun écoutait, même les dames. Seules, M lle de Reilhac appuyée sur les genoux de sa mère, et Lise étaient inattentives. Celle-ci, à demi détournée, semblait contempler la campagne. De la terrasse, on avait une vue moins vaste que celle dont jouissait la maison Montégut, quoique charmante. Le regard descendait au long des prés en pente vers le petit étang caché entre ses boules d’aulnes et les ormes, puis remontait par-dessus l’Aurence, également invisible d’ici, caresser les collines couvertes par les bois de Reignefort au milieu desquels la route venant de Bordeaux passait après avoir traversé Aixe.
Bernard s’abstenait toujours de se tourner vers Lise. De ce côté, il limitait soigneusement sa vision à M me Naurissane. Thérèse, à vingt-neuf ans, montrait encore un air de jeunesse, des traits fort agréables qu’un peu de dédain gâtait parfois. Ses bras, nus jusqu’au coude, étaient pleins, ses mains déliées. Dans la coupure du corsage décolleté carrément s’accolaient les rondeurs d’une gorge attirante sur laquelle le soleil, à travers les feuillages, jetait des confetti plus blonds.
« Vraiment, monsieur, répondait le jeune avocat à l’objection de M. Dupré, pouvez-vous croire qu’un plat valet de la Cour, comme Brienne, aurait obtenu contre sa volonté à elle une telle concession ? Allons donc ! Elle s’est servie de lui, là encore. Je vais vous dire une chose : si elle a fixé au printemps prochain la réunion des États généraux, c’est qu’elle n’est pas moins pressée que nous de les voir siéger.
— Ah bah ! s’exclama Jean-Baptiste. Je l’avoue, monsieur, le motif m’en échappe, car enfin la Cour a toujours fait paraître la plus grande répugnance à cette convocation.
— Cela est bien vrai, monsieur, et elle la manifestera encore, d’une manière ou d’une autre. Si elle réussissait à découvrir le moindre expédient nouveau pour se procurer de l’argent, les États seraient renvoyés aux calendes, soyez-en sûr. Mais elle a vu échouer un à un tous les moyens par lesquels ses ministres espéraient lui trouver des ressources. Donc, presto, prestissimo, tout en ayant l’air de se faire prier, on convoque les assises de la nation, et, par des concessions sans importance, voire en jouant avec adresse sur les intérêts opposés des trois ordres, on remplira de nouveau, au profit exclusif des privilégiés, les caisses de l’État. Telle est la manœuvre. »
Jusqu’au dernier hiver, Bernard s’était peu soucié des récriminations que l’on entendait partout contre les abus de l’État, la misérable condition des petites gens, la mauvaise circulation des denrées, leur prix sans cesse croissant. Tout le monde se plaignait. Son frère Marcellin et leur père ne cessaient depuis longtemps de protester contre l’augmentation perpétuelle de l’impôt, qui finirait par rendre tout négoce impossible. Même le calme Jean-Baptiste s’indignait lorsqu’il faisait sa balance. « Si encore, disait-il, ce que l’on nous prend servait à quelque chose ! mais c’est de l’argent versé dans un tonneau sans fond. » Bernard considérait ces sempiternelles doléances comme des ratiocinations de vieux. Pour lui comme pour ses amis, la vie était parfaite, joyeuse une fois accompli le travail – qui lui plaisait. On s’amusait bien, à la pêche, à la paume, et la beauté diverse des filles promettait d’inépuisables plaisirs.
Pendant les rigueurs de cet hiver de 88, lorsque la nourriture s’était mise à se raréfier, que l’on avait vu Léonarde ou la mère de Jean-Baptiste – la mémé Montégut – revenant de « faire la queue » aux boulangeries, rapporter de maigres miches mêlées d’autant de son que de farine, il avait commencé à se rendre compte que tout n’était pas si parfait en ce monde. Ensuite, les conversations du dimanche à Thias, entre son beau-frère, le châtelain, M. Dupré, parfois des visiteurs – conversations auxquelles il assistait pour voir encore Lise après qu’ils s’étaient quittés en revenant du vallon – lui avaient montré le royaume sous un aspect dont il ne se doutait pas. Quoique distrait par la jeune fille, par leur manège de regards, leurs évasions au long des allées sous prétexte de jeux avec la petite châtelaine, il s’était instruit de bien des choses qui le chagrinaient. Dès l’enfance, il
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