L'ange de la mort
perdit dans ses pensées jusqu’à ce que, épuisés par leur pénible marche, ils atteignissent Shambles. C’est là que l’on chargeait sur des chariots les déchets, la graisse et autres détritus en provenance des boucheries pour aller les déverser dans la Fleet {19} . Une ou deux charrettes étaient déjà parties, laissant derrière elles des mares de sang d’un rouge éclatant ; quant à l’odeur pestilentielle de l’endroit, même les intempéries ne pouvaient en venir à bout. Détournant le visage pour se protéger de la morsure du vent, Corbett et Ranulf franchirent la porte à doubles barres de Newgate, ouverte à présent. Ranulf cessa de jurer car c’est dans les bâtiments proches qu’il avait passé une nuit à attendre d’être pendu à Tyburn, des années auparavant {20} . Il sentit s’évanouir sa colère et chemina péniblement, baissant la tête sous la bise impitoyable et se demandant si cet horrible trajet allait durer encore longtemps. Après la porte de Newgate, ils longèrent, sur leur droite, l’immense fossé, profond de six pieds et large de sept pas à certains endroits, qui recueillait les immondices de la cité. L’été, la puanteur en était insoutenable, mais à présent c’était un terrain de jeux, complètement gelé, pour des gamins qui glissaient sur la glace avec des tibias d’animaux fixés sous leurs pieds en guise de patins. Sous la surface, Ranulf aperçut des cadavres de chats et de chiens et même, il en fut certain, le corps parfaitement constitué d’un enfant.
Ils traversèrent les champs de Smithfield en passant près de son bûcher noirâtre, avant de se diriger vers l’arche orgueilleuse marquant l’entrée de l’hôpital St Barthélémy. La porte était ouverte ; ils pénétrèrent dans la cour, longeant les immenses murs des communs – écuries, forge et réserves – pour arriver à l’escalier qui menait à l’hôpital proprement dit, une grande salle, longue et vaste. Corbett interpella un frère lai et lui demanda d’aller avertir le père Thomas de sa venue. Le vieillard opina et leur adressa un sourire d’une bouche édentée d’où coulait un peu de salive, puis il s’éloigna d’une démarche traînante. Ils attendirent en haut de l’escalier. Corbett sentait l’odeur d’herbes médicinales pilées, d’épices et autres substances qu’il ne pouvait identifier. Finalement, une haute silhouette voûtée et maigre apparut sur le seuil et s’avança vers Corbett, le visage rayonnant et les mains tendues en signe de bienvenue.
— Hugh ! Quel plaisir de vous revoir !
L’homme entoura les épaules de Corbett et l’étreignit avec force, le dominant de sa haute taille.
— Père Thomas, voici mon serviteur et compagnon, dit Corbett avant d’ajouter, sur un ton caustique : Ranulf-atte-Newgate.
Le père Thomas s’inclina, son visage chevalin, émacié et étroit, tout empreint de solennité courtoise, comme s’il venait d’être présenté au roi d’Angleterre. Lui et Corbett se connaissaient depuis leurs années d’études à Oxford. Le clerc avait toujours beaucoup admiré cet homme grand et laid, au regard affable et au sourire constant. Le père Thomas avait étudié à l’étranger, dans les hôpitaux de Paris et de Salerne, et sa connaissance des drogues et des herbes médicinales était sans pareille.
Il les fit entrer dans l’immense salle à la propreté irréprochable. D’épaisses tentures de laine décoraient les murs, les fenêtres étaient protégées par des vantaux sur lesquels on avait pendu de vastes draperies multicolores pour adoucir l’austérité de la pièce. De chaque côté de l’allée s’étendait une rangée de lits, doté chacun d’un tabouret et d’un petit coffre de cuir au pied. Des frères lais et des prêtres allaient silencieusement vers chaque malade en administrant des soins du mieux qu’ils pouvaient. Corbett était convaincu que la plupart des médecins ne soulageaient guère leurs patients, mais ici, au moins, grâce aux moines de St Barthélémy, les malades pouvaient s’éteindre dans la paix et la dignité. Le père Thomas les mena par un couloir jusqu’à une petite officine aux murs chaulés, dont le mobilier Spartiate consistait en deux tables, un banc, quelques tabourets et une chaufferette pour lutter contre le froid. Sur des étagères s’entassaient des pots d’herbes en poudre dont les senteurs étaient exaspérées par l’air glacial de cette
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