L'ange de la mort
récompense pour son silence. Corbett donna ses instructions à Ranulf qui descendit l’escalier quatre à quatre pour aller quérir un bol de lait chaud et un linge propre à la laiterie. Corbett trempa le suçon {28} dans le lait et le vigoureux petit être se mit à téter bruyamment.
— Ne me dis pas que ce n’est pas le tien ! s’exclama le clerc.
Il contempla le bébé, ses mèches de cheveux blond cendré, ses petites fossettes au menton et à la joue gauche. S’il l’avait trouvé dans la rue, il l’aurait immédiatement reconnu comme le fils de Ranulf. Il ordonna à ce dernier de remplir deux gobelets tandis que le marmot se mettait littéralement à ronger le linge imprégné de lait. Après quelques gorgées de vin, le père abasourdi recouvra son calme et s’expliqua : il était sorti pour une nuit de bamboche, mais malheureusement, le père et le frère aîné d’une de ses précédentes conquêtes le guettaient. Il s’était ensuivi une grave altercation.
Ranulf avait reçu un horion au visage et son rejeton lui avait été jeté dans les bras, sans autre forme de procès ! Il lança un coup d’oeil penaud à Corbett.
— Eh bien, mon maître, marmonna-t-il, qu’allons-nous faire ?
Corbett prit bonne note du « nous » et le foudroya du regard. Il lui faudrait incessamment avoir une conversation calme, mais sérieuse, avec ce jeune homme qui menaçait de transformer sa maison en refuge pour enfants trouvés. Bébé Ranulf, irrité à présent par l’absence de lait dans le linge, commençait à écarquiller dangereusement les yeux pour tenter de découvrir la source de son inconfort. Corbett se hâta de tremper le suçon dans le lait et de l’enfourner dans la bouche ouverte du mioche. Bébé Ranulf l’agrippa fermement et se mit à mâcher aussi énergiquement qu’un jeune chiot.
Le père adressa un large sourire de fierté béate à son rejeton et s’approcha.
— Qu’allons-nous faire, Messire ?
Corbett lui remit délicatement son fils tombé du ciel et alla à son coffre. Il l’ouvrit, en sortit une bourse bien garnie et la tendit gentiment à son serviteur. Il prit ensuite son écritoire, gribouilla rapidement un mot, apposa son sceau et le donna à Ranulf.
— Écoute ! énonça-t-il posément. Aucun de nous deux ne peut s’en occuper. Il a été baptisé ?
Ranulf fit signe que oui, l’air radieux.
— Tu es incapable de prendre soin de toi correctement, poursuivit Corbett d’un ton las, alors d’un bébé... Dieu m’est témoin que tu l’égarerais probablement dès que tu franchirais ce seuil ! Apporte ce mot à Adam Fenner, un marchand de tissus dans Candlewick Street. Lui et sa femme désirent un enfant depuis longtemps. Ils veilleront sur lui, lui donneront tout ce dont il aura besoin et le combleront d’amour et d’affection. Ils te laisseront voir l’enfant quand tu le voudras. N’ai-je pas raison ? dit-il avec un sourire triste à l’adresse de Ranulf.
Celui-ci opina, clignant furieusement des paupières pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux. Il reprit le fragile fardeau.
— Je vais le rebaptiser Hugh ! annonça-t-il avant de sortir tranquillement.
En entendant son pas lourd dans l’escalier, Corbett déplora in petto le don inné qu’avait Ranulf pour se mettre... dans de beaux draps et frissonna à l’idée qu’il avait, dorénavant, le père et le fils sous sa responsabilité. Puis il eut une petite grimace amusée : quand Maeve apprendrait la nouvelle, elle en ferait des gorges chaudes et n’épargnerait aucun sarcasme à Ranulf.
Il ne pouvait malheureusement pas s’occuper du bébé ni retourner à son bureau de la Chancellerie et y poursuivre son travail quotidien avant l’arrivée de Maeve ; au lieu de cela, il lui fallait s’aventurer dans la fange de l’ambition humaine, de la cupidité, de la concupiscence et de la violence qui éclaboussait la mort de Montfort. Épuisé de corps et d’esprit, Corbett ôta ses bottes et s’allongea sur son lit. Fixant les ténèbres, il attendit le retour de son serviteur, faisant mine de dormir lorsque celui-ci souleva le loquet et entra furtivement. Ranulf prit une cape sur un banc, en couvrit soigneusement son maître, puis, éteignant la chandelle, ressortit sur la pointe des pieds. Corbett eut un petit sourire. Il connaissait Ranulf et Ranulf le connaissait. Son serviteur savait que son maître ne s’endormait jamais en laissant la bougie allumée, mais
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