L'année du volcan
dément pas un maréchal de France qui dirige le tribunal du point d’honneur. Il me suffit de lui demander de qui il tient cette nouvelle ?
— Ah ! Ranreuil, vous auriez eu beau jeu à me démentir. Savez-vous qu’il y a soixante et onze ans que je hante ce pays-ci ? Que n’ai-je vu et entendu durant tout ce temps…
Il s’arrêta un moment, le regard perdu. Le passé soudain s’imposait-il à lui avec la conscience que tout avait une fin ?
— Je fus jadis sous le feu roi le maître des secrets et des grâces. Je n’avais garde de manquer au moindre babillement. Je m’ingéniais à mettre à blanc les coopérateurs de désordres cachés. Tout m’était bon, tant l’or que le patard 6 , je savais qu’il ne fallait rien négliger. Les déluges de politesse les incitaient tous à jaboter comme des pies. J’avais soin de favoriser les flux. Il n’était avilissement ni déportement qui ne tombassent dans mes filets. J’en faisais bon usage, ayant, Dieu merci, une mémoire utile. Qu’ils prennent garde…
De nouveau il parut rêver. Se parlait-il à lui-même ? Nicolas le supposa.
— Chacun venait me réciter son histoire ou celle des autres. Premier gentilhomme de la chambre, la main sur les pages, la Comédie et l’Opéra, tout merevenait. Jusqu’aux garçons bleus qui m’apportaient ma provende quotidienne. Bouches, oreilles, yeux, parfois jusques aux confessions, œuvraient pour moi. Aujourd’hui ni le roi, ni la reine ne m’aiment. Leurs regards me traversent sans me voir. Je suis un fantôme qui passe, déjà presque effacé. Pourtant je sais tout. Tout, vous dis-je.
Nicolas considérait cet homme dans l’hiver de son âge. Tout perclus et pourtant redressé, tenu désormais en lisière et pourtant acharné à imposer sa péremptoire présence, il incarnait le siècle, ses défauts, ses vices et ses qualités. Il ne pouvait se défendre à son égard d’un sentiment qu’il ne démêlait pas. Était-ce de l’affection ? De l’admiration ? De l’effroi peut-être ? La curiosité stupéfaite devant le monstre d’une rocaille baroque ? Tout cela sans doute. Pour un Ranreuil, il ne comptait pas pour rien qu’il ait été présent à toutes les grandes batailles du siècle et avec un mérite que seul tempérait le souvenir de la province de Hanovre honteusement pillée. Nicolas savait bien qu’il avait flatté sans vergogne la faiblesse du feu roi. Toujours il avait espéré un pouvoir qui ne s’était jamais offert à lui. Il portait comme une croix d’avoir tenté d’atteindre les hauteurs par les moyens les plus bas.
— On me dit grand écrivassier et on a raison. Le feu roi prétendait qu’il n’y avait que deux conteurs qui le distrayassent : le duc de Richelieu et le petit Ranreuil. Bast ! Je laisse courir qu’il existe vingt-huit volumes de ma main. Gare ! Gare !
— Me voici, monseigneur, en trop bonne compagnie.
— Cela nous rapproche et nous procure les mêmes ennemis. Il est vrai que vous me fûtes cher depuis vos débuts ainsi que votre fils Louis.
— Monsieur le maréchal, je suis votre serviteur.
Il y eut un silence d’émotion qui toucha jusqu’à Noblecourt qu’une quinte de toux étrangla.
— Allons, Ranreuil, je fais un pas et vous donne ma parole que, de ce que nous dirons, rien ne transparaîtra.
Nicolas, une fois de plus, réfléchit que la reine lui avait seulement imposé de n’en point parler au roi. Mais déjà le maréchal poursuivait.
— Je vais vous mettre à l’aise. Déjà tout bruit à la cour de la mort étrange du vicomte de Trabard. Que la reine s’inquiète de la disparition d’un proche de son cercle le plus étroit me paraît légitime… même si…
— Même si, monsieur le maréchal ?
— Parade du tac à mon estocade ! Ai-je raison ?
— Je ne demande rien.
— Cela me suffit. Je vous répondrai donc. La réputation du vicomte était faite.
— Ses débauches ?
— Peuh ! À qui cela importe-t-il ? Seul le roi ne laisse pas de s’en indigner. Certains mauvais esprits dont je suis…
Il ricana et dans ce visage grimaçant Nicolas discerna déjà la face osseuse de la camarde.
— … s’inquiètent de voir si proche de la reine un personnage réputé ruiné, mais dont la dépense surprendrait les plus blasés. Et je suis à cet égard bien placé pour en parler.
Nicolas connaissait l’histoire récente des démêlés financiers du duc. Quelques années auparavant une
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