L'arbre de nuit
instructions de la Casa da India prescrivaient de mettre à profit toute relâche pour mesurer à terre les latitudes avec la plus grande précision afin de permettre au cosmographe-major de parfaire le tracé du planisphère d’État, le padrào real, dans le secret relatif de la Casa da India. François devait à ce souci cartographique dont il mesurait l’importance la chance inestimable de ce débarquement inopiné.
L’Afrique était là, tout autour. Le rivage se perdait à quelque distance dans une forêt dense. Quatre arbres morts dont les branches blanchies servaient de perchoir aux oiseaux perçaient la canopée comme un Golgotha. On ne voyait âme qui vive. Quelques moutons nomades paissaient en bordure de mer. Leur aspect très normand fit regretter à François les éléphants, les lions et les rhinocéros qu’il attendait. Ceux que Guillaume peignait sur ses portulans. Le petit Yvon aurait été déçu lui aussi. Bien ou mal intentionnés, quelques indigènes auraient utilement complété le tableau. L’Afrique australe était bien banale après tout.
Il en souriait. Une manière de surmonter l’onde de gratitude qui le submergeait. Un concours de circonstances fabuleux lui permettait de se trouver là où les portulans de Guillaume Levasseur dessinaient le point tournant de l’Afrique, l’amer leplus remarquable de la navigation. Dans une bouffée d’attendrissement, il pensa à son maître penché là-bas sur sa table haute de l’atelier studieux du Pollet. Malgré l’allégresse de son explosion de bonheur, il était angoissé d’un sentiment indéfinissable. D’une nostalgie qu’il ne parvenait pas à analyser, comme si une vibration de l’atmosphère l’interpellait, l’imprégnait d’un message qu’il ne comprenait pas.
La végétation ou le sable ensevelissent prématurément les monuments érigés par les hommes à la gloire éternelle de leurs souverains. La nature n’apprécie pas les architectes et elle enfouit leurs œuvres à la première inattention de l’histoire. Des capitales impériales se sont dissoutes jusqu’à être oubliées. Ici, cent vingt ans plus tôt, dans ce paysage inchangé, s’était déroulée une cérémonie d’une signification immense pour l’histoire de l’Occident et de son expansion. Rien n’avait bougé ou si peu depuis que deux caravelles avaient mouillé sur ce plan d’eau. Ni la mer tempétueuse ni le ciel nuageux ni la végétation, sinon les grands arbres morts qui perçaient la forêt. Une graine s’était posée là. L’arbuste avait grandi jusqu’à masquer le signal de prise de possession. De toute façon, personne ne visitait plus ce rivage.
— Tu savais où nous étions, maître Fernandes. Suis-je dans le vrai ?
— D’après mon estime depuis les premiers signes avant-coureurs de la terre, et au vu de la géographie particulière de ce site, je pensais en effet que nous étions entrés dans la baie de São Bras. Je n’avais aucune certitude car depuis plusieurs décennies les abords du cap ne sont plus fréquentés par les navires de la ligne, qui se tiennent très au large par précaution.
— Nous sommes des manières de naufragés.
— Devrions-nous nous en réjouir ? Le littoral africain présente de très nombreuses anfractuosités comme celle-ci. Le hasard nous a conduits ici plutôt qu’ailleurs.
Derrière eux, une lame tinta en heurtant un objet métallique. Un soldat fouillait le sol de son sabre pour le plaisir deperturber l’activité processionnaire d’une colonie de grosses fourmis rousses. Le fils d’un pêcheur de Setúbal, que rien ne prédisposait à se rendre intéressant, venait de retrouver la croix la plus australe plantée au temps des découvertes. L’ayant grossièrement débarrassée de sa gangue de terre et frottée sur son pantalon, il la tendit à maître Fernandes. Le pilote-major la reçut sur ses deux paumes ouvertes, dans un geste de respect sacré qui surprit et émut François. Il la contempla longuement en silence. Tordue et en partie fondue, elle avait été probablement abattue par la foudre.
— Quel est ton nom ?
— Gomes. José Gomes, maître.
— Eh bien, José, tu viens de déterrer le jour de l’Assomption la marque extrême de l’insigne génération de nos rois de la dynastie d’Avis. Dias a marché ici même. Pour la première fois, son expédition maritime avait dépassé les confins de l’Afrique. Il était le premier à savoir que,
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