L'arbre de nuit
menaçantes qu’ils agitaient dans un crissement frénétique d’invasion acridienne.
Le choc de l’embarcation contre la coque de la caraque et l’odeur de brai ramenèrent brusquement François à cet après-midi du 19 mars où il avait embarqué au Restelo. Il se dit qu’il avait vieilli – il corrigea : mûri – de cinq mois. C’était beaucoup au quotidien et peu dans une vie. Il était maintenant presque un vieux marin. La coque avait pris elle aussi une patine de coureuse des mers, et arborait une courte barbe d’algues vertes accrochée à la flottaison. Il flatta de la main son flanc de bois râpeux tandis qu’il grimpait à bord d’un pied assuré en se déhalant sur les tire-veilles.
Quand le pilote-major et son parti avaient pris place dans la chaloupe les soldats avaient été contraints de repousser sans ménagement la ruée des candidats à l’excursion. Dom Cristóvão qui avait d’autres soucis s’était rendu un peu plus impopulaire en interdisant à quiconque d’aller à terre.
— Même pour chasser ces moutons ? avait demandé le sergent incrédule. Les viandes fraîches font merveille contre le mal de Luanda.
— Même pour chasser. Dans ces parages de la terre des Cafres, des nègres ont souvent lancé des sagaies empoisonnées sur nos gens. Ils sont assez hardis pour être venus quelques fois en pirogues gesticuler autour des bateaux au mouillage.
Ils venaient de compter cent quarante jours de mer sur un pont mouvant sans jamais de répit, une surface instable, dure, inconfortable, glissante, puante, humide, perfide, artificielle et insensible. Leur besoin de terre était insoutenable. Ivres qu’ils étaient de l’odeur charnue de l’humus et de la forêt, la hargne les avait pris d’être interdits de paradis terrestre à portée de la main. Les plus déterminés avaient juré qu’ils iraient à la nage capturer et rôtir sur place cette viande qui les faisait saliver d’envie. Voire la manger crue et brouter l’herbe à s’en faireéclater le ventre. Les marins avaient découragé les téméraires en leur affirmant qu’ils se noieraient avant d’atteindre le rivage dans leur condition physique délabrée. À ceux qui s’étaient vexés de cette mise en doute de leurs capacités, ils avaient appris que ces eaux grouillaient de tubarões.
À croupetons, le dos courbé, occupant leurs mains à des épissures et à des nœuds savants comme seuls savent en imaginer les gabiers, les matelots se regardaient l’un l’autre comme s’ils assumaient la frustration collective et portaient une terrible information. Ils révélèrent que la région était infestée de requins, et toute la mer devant eux. Un gabier ajouta une histoire de naufragés déchiquetés vifs sous les yeux de leurs compagnons. Des scènes à faire vomir.
La découverte du padrão fut marginalisée parce que, sur les deux heures après midi on cria que l’on avait aperçu un peixe mulher , un poisson-femme. Ce 15 août était exceptionnel.
La caraque gîta sous le poids des curieux agglutinés au bastingage ou étagés en grappes le long des haubans. L’agriculteur de l’Algarve qui avait déjà fait rêver de sirènes aux seins comme des melons avait hurlé, les yeux exorbités et le geste fou, qu’il venait d’en voir une nageant à proximité du bateau.
Dans la cohue, François tomba dans les bras d’Antão de Guimarães qui conversait avec Jean. Ils se réfugièrent sur les ruines désertes du gaillard d’avant qu’ils ne fréquentaient plus depuis qu’ils étaient entrés dans les mers australes. Quand fut reconstitué le récit en désordre d’une journée éblouissante et qu’ils eurent entendu plusieurs fois que François avait touché de la main le padrão planté par Bartolomeu Dias, Antão parvint à orienter leur discussion sur le sujet d’actualité. Le jésuite, formé à la sexualité par la pratique de livres fondamentaux feuilletés d’un doigt déférent et par des débats théologiques encadrés par des règles d’usage, était brutalement invité par l’incident du poisson-femme à des travaux pratiques échappant aux références de son séminaire.
— Comment ce poisson de tradition sud-africaine tellement éloignée géographiquement de la culture Méditerranée se serait-il greffé sur un fondement grec ? Jean, toi dont le savoir est encyclopédique, est-ce une tradition cafre qui rejoindrait la nôtre ? Ou au contraire une importation portugaise
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