L'arbre de nuit
de nos sirènes dans cette mer ?
— Selon l’approche zoologique, ces animaux marins, dont quelques-uns vivraient ici sous réserve qu’on les aperçoive vraiment, sont dotés de particularités anatomiques qui ont fait leur réputation dans la culture africaine.
Non des poissons mais des mammifères, leur baptême de poissons-femmes était fondé sur une lointaine similitude. Leurs nageoires atrophiées, une tête vaguement humanoïde et surtout des mamelles proéminentes les avaient fait appeler vache marine, d’autant mieux que ce mammifère broutait les herbiers marins des estuaires des fleuves, certains autour du bassin atlantique et d’autres dans l’océan Indien jusqu’aux Philippines. Les variétés vivant outre-mer avaient d’ailleurs accrédité en Europe l’existence fabuleuse des sirènes quand les premiers navigateurs ibériques les avaient découvertes. Christophe Colomb lui-même avait rapporté deux fois avoir vu des sirènes sautant haut dans la mer dans le golfe de Guinée et plus tard dans les eaux d’Hispaniola. Abusé en partie seulement, le grand amiral avait modéré très honnêtement son récit en précisant que leurs traits n’étaient pas vraiment féminins et qu’elles étaient franchement laides en réalité.
Le long du bord, le guet à la sirène, d’abord joyeux et traversé de réflexions gaillardes, faisait long feu. Le péroreur n’était finalement qu’un affabulateur bavard que les spectateurs frustrés commençaient à invectiver en s’éloignant. Sans doute ce modeste fauteur de trouble avait-il vu passer fugitivement l’un des loups marins qui colonisaient la baie.
— Nous ne verrons pas de sirène aujourd’hui. Pour faire d’une bizarrerie animale un poisson-femme, il fallait franchir un grand pas. Où est né le mythe, Jean ?
Si c’était un mythe, il était bien antérieur aux découvertes, les sirènes remontant très loin dans la culture occidentale.Homère en faisait déjà des êtres maléfiques entre femmes et oiseaux. Ulysse se confronta victorieusement à elles, qui tentaient de le perdre par leurs chants enjôleurs. Chez les Égyptiens, l’oiseau à tête humaine figurait l’âme séparée du corps. La représentation de la sirène marine, la sirène poisson était arrivée au Moyen Âge dans les bagages des hordes de Normanni abattues sur l’Europe de l’Ouest quelques décennies avant l’an mille.
Antão les écoutait de profil arrière, continuant à scruter la mer avec une attention soutenue. Il réagit, sans quitter le plan d’eau des yeux.
— Cette sirène des Danois était si gracieuse avec sa queue bifide et ses longs cheveux que mes frères s’en émurent et la déclarèrent aussitôt démoniaque. L’Église ne s’est pas encore prononcée sur leur nature.
— La science non plus d’ailleurs, remarqua Jean.
— Elles sont l’une et l’autre moins sûres que toi, François, qu’il s’agirait d’un mythe. Ta formation de cosmographe te rend matérialiste, c’est sans doute dans le fil de la pensée d’aujourd’hui. Tu ne crois pas aux créatures démoniaques. Et pourtant ! Les frères mineurs chargés des exorcismes ne comptent plus les cas de possession. Ils sont très souvent appelés pour conjurer le démon habitant des lycanthropes persuadés, la bave aux lèvres et montrant les dents, qu’ils sont devenus des loups. Satan les posséderait jusqu’à les transformer en bête sauvage.
— Sans faire offense à Satan, je penserais plus simplement qu’ils sont atteints d’une forme d’épilepsie. Non ?
— Qui sait ? Vous êtes l’un et l’autre des prosélytes des nouveaux mondes. Il nous reste à faire coïncider les curiosités que l’on y constate avec notre héritage biblique. Il est lourd. L’œuvre de Dieu est immense et les créatures sataniques sont innombrables. Elles dépassent à l’évidence notre entendement de chrétiens.
Jean le coupa en affectant un ton navré.
— Antão, tes frères ont fait mieux que condamner les sirènes aux enfers, puisqu’ils ont longtemps débattu avant dedécider que la femme pouvait bien, après tout, être dotée elle aussi de l’âme qui lui était jusqu’alors déniée.
Le jésuite fit volte-face, se retournant vers eux, l’index accusateur.
— Faux, monsieur l’apothicaire. Cette légende relève d’une déformation malveillante d’un débat linguistique lors du synode de Mâcon en 585. Les anticléricaux ont inventé cette
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