L'arbre de nuit
l’hôpital, là où s’ouvrait la ville par l’une des portes du front de mer. La file des nouveaux venus la franchissait très lentement. Elle était bousculée par les fidalgos, les fonctionnaires et leurs suites qui passaient d’autorité le poste de police, et doublée continûment par la population résidente ordinaire, brandissant fièrement ses avant-bras tamponnés d’une croix d’ocre rouge. Sous l’œil d’une escouade de soldats en armes, ils étaient tous contrôlés et fouillés un par un par une rangée de factionnaires dont les jambes de bois et d’autresinfirmités attestaient de loyaux services passés. Ils avaient mérité ces charges réservées, comme la plupart des gardes postés aux issues de la ville et aux accès à la terre ferme. Des écrivains et leurs aides enregistraient l’état civil, les sauf-conduits et l’inventaire des biens de chaque arrivant. François présenta son passeport vers sept heures et demie, alors que le soleil déclinant chauffait au rouge les murs en latérite de l’hôpital.
— Vigia ! Vigia !
Le cri s’éloigna comme tous les quarts d’heure, répété en échos successifs par les forçats de la bordée de veille. Trois coups de cloche trois fois répétés du geôlier éveillèrent la réponse de neuf coups assourdis à l’autre bout de la prison. Des bandes de chiens rivales recommencèrent au-dehors à se provoquer par des aboiements sans queue ni tête. Quand un clocher voisin qui piquait ponctuellement chaque heure se mêla au vacarme en sonnant quatre coups, François se retourna sur le ventre et plaqua ses mains sur ses oreilles.
Il tournait sur lui-même sans trouver de position de repos depuis que, vers les dix heures, les prières et les litanies du soir avaient enfin cessé après plus d’une heure de chants éraillés. Dans son geste rageur, son talon cogna contre une chose dure qui hurla des imprécations. Un grand Cafre redressa son torse en se massant les lèvres de la main gauche et en brandissant vers lui son poing droit. Le forcené resta heureusement cloué par terre, retenu aux chevilles par des arceaux de fer qui luisaient dans la clarté jaunâtre d’un lumignon suspendu très haut, hors de portée de toute manigance. Ils étaient bien deux centaines de prisonniers de conditions diverses, enchevêtrés, entravés la plupart, dans une insoutenable macération chauded’ordures humaines et de cette transpiration que l’on nommait par euphémisme l’odeur de la Guinée.
François passait à la Sala sa première nuit tropicale à Goa la Dorée. À vrai dire, ayant maîtrisé sa mauvaise humeur, sa déception et son inquiétude, il acceptait cette horrible nuit comme une nouvelle péripétie de son voyage initiatique. Il était soucieux surtout de recouvrer son passeport dans le grand hourvari du débarquement de milliers de passagers de la flotte, échenillée mais assez importante pour que l’événement de son arrivée marginalisât son cas particulier parmi les épiphénomènes.
Le factionnaire, à qui il avait tendu son sauf-conduit, l’avait dévisagé longuement et avait disparu dans le corps de garde. Il en était ressorti précédé d’un sergent rajustant son baudrier, qui l’avait fait encadrer aussitôt par deux soldats.
— Comment diable es-tu arrivé ici ?
— J’ai quitté légalement Lisbonne à bord de la nef amirale Nossa Senhora do Monte do Carmo , au titre d’assistant du médecin et apothicaire personnel de dom João Forjaz Pereira, capitaine-major de la flotte et vice-roi des Indes.
— C’est ça ton passeport ?
— Il est signé du vice-roi.
— Je conviens que ce billet est paraphé du comte da Feira. Seulement le problème est qu’il est mort, si j’en crois la triste nouvelle qui s’est répandue.
— Ça change quoi ?
— Ça change que la protection d’un défunt même haut placé n’étant pas une référence vérifiable, ton passeport n’est plus qu’un souvenir. À moins que tu sois un voyageur naïf, tu sais sûrement que les luthériens et les espions étrangers ne sont pas les bienvenus sur le territoire de Goa. Tu pourrais ressembler à ça.
— Fiche-moi la paix avec tes luthériens. Vous n’avez tous que ce qualificatif à la bouche. On me l’a déjà sorti à Mozambique Je suis catholique. C. A T. H. O. L. I. Q. U. E.
— Où es ton garant ?
— Il a été conduit à l’hôpital dès notre arrivée.
— Le médecin ? Son patient dans un
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