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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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bousculade alimentée continûment du côté du fleuve par ceux qui débarquaient, reconnaissables à leurs haillons crasseux et à leur allure gauche, et de l’autre par tous ceux qui, habillés de taffetas ou de satin et le regard conquérant, étaient accourus au spectacle.
    François s’aperçut que, vue de près, la masse indistincte des Goanais était structurée en groupes sociaux organisés chacun autour d’un parasol. Il abritait du soleil et désignait aux regards un personnage central chevauchant le plus souvent un pur-sangarabe harnaché de soie, de perles, d’or et d’argent. Pages, estafiers, valets de pied et domestiques indiens ou noirs en livrée prenaient soin de garder la personnalité à l’ombre, de transporter les menus accessoires de son confort dont sa houka, la pipe à eau héritée des Arabes, et d’en écarter les importuns. Un palefrenier armé d’une éponge, d’un peigne et d’un plumeau en crin toilettait le cheval et en chassait les mouches comme s’il se fût agi d’un animal de concours. Le passage du cortège était dégagé à grands cris et gestes par un piéton gonflé d’importance, porteur d’un sabre insigne de sa fonction. L’inutilité du reste de la troupe trouvait sa justification apparente dans l’affichage du rang social et de la richesse de son maître. Tous ces hommes en escarpins, vêtement et chapeau noir, collerette de dentelle, pantalons amples serrés à la cheville ou au jarret, gilet et courte cape à l’espagnole ressemblaient moins à des badauds qu’à des manières d’inspecteurs en tournée. Leurs mentons étaient d’autant plus arrogants que ces curieux de bonne extraction honoraient de leur présence un endroit populaire seulement fréquenté en temps normal par les pêcheurs, les portefaix et les servantes venues marchander du poisson.

    Un Cafre décharné, vêtu d’un simple pagne, le saisit brutalement par le bras pour l’écarter d’un cheval sur lequel un gros homme promenait son ennui. François dégagea son bras avec humeur. Il avait découvert les esclaves à Lisbonne sans approfondir cette condition nouvelle pour lui. Ce mobilier humain, dont les yeux creux brillaient de colère, était-il donc attaché à son maître au point de le bousculer sans ménagements comme un simple gêneur ? Cette étrangeté lui traversa l’esprit sans l’imprégner. À l’aune de la société dieppoise discrète et grise, et au sortir de plus d’un an de mer, le spectacle était étourdissant.

    Allongées dans des palanquins découverts, les femmes de condition en robe rouge et manteau noir étaient entourées du même appareil de parasols, de servantes soyeuses, de pages enrubannés et d’esclaves luisants. Leurs litières étaientsuspendues à un brancard unique rond et gros comme un bras, incurvé vers le haut en forme de bosse de dromadaire au-dessus de la passagère. On voyait peu d’hommes en palanquin, sinon un prince indien en turban, tunique et large pantalon de satin bleu ciel qui fendait allongé ce désordre, précédé de chevaux, d’archers et de musiciens. Les religieux venus accueillir leurs frères se faufilaient dans les interstices des hommes et des femmes de toutes races, couleurs et conditions qui se pressaient à se toucher, soldats, marins et domestiques, portefaix courbés sous leurs charges suspendues à des cannes en bambou, barbiers, vendeurs d’eau et bonimenteurs. Selon les usages de leur communauté, ils étaient enturbanné s , bonnetés, chapeautés, encapuchonnés, voilés, crêpés, nattés, enchignonnés, rasés ou en cheveux désordonnés au naturel. Les Indiens étaient sans barbe mais ils avaient les cheveux longs, quelquefois liés derrière la tête par un cordon de soie. La plupart allaient torse nu, habillés jusqu’à mi-cuisses d’une manière de jupette ou d’un tissu de coton noué entre les jambes. Certains se distinguaient du vulgaire en portant une chemise de coton blanc. Des Indiennes et des métisses à la peau cuivrée, sveltes dans leurs voiles de soie fluide, proposaient avec la gracieuse insistance de professionnelles averties des colifichets, des broderies, des confitures, des chants ou éventuellement de l’amour. Dérangés dans leurs habitudes, poules, chiens et petits cochons gris titulaires de la place se poursuivaient entre les jambes en protestant. Tout cela sentait le girofle jusqu’à la griserie.

    La foule se concentrait comme dans un entonnoir sur la droite de

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