L'arbre de nuit
décimés par les maladies, reinols venus du royaume et castiços nés dans le territoire de père et mère portugais, tenaient les rênes de l’empire. Ils partageaient les leviers du commerce avec des juifs, des Arméniens, des Vénitiens, voire quelques Flamands ayant saisi le vent de l’histoire. La population était pour tout le reste un mélange indien métissé de tous les peuples, jusqu’à la Chine et au Japon.
Le maître d’équipage siffla l’ordre de se préparer à mouiller quand ils arrivaient à la hauteur d’une esplanade occupée par un marché que leurs narines identifièrent comme dédié au poisson. On leur dit que ce terrain limoneux était effectivement le bazar do peixe encore nommé quai de Santa Catarina. C’est là que les passagers, leurs bagages et leurs marchandises débarqueraient. L’odeur familière était forte mais pas du tout désagréable par rapport à la puanteur qu’ils habitaient depuis plus d’un an. La rive était animée par une foule compacte dont l’écoulement lent établissait la tranquille assurance d’une oisiveté colorée fleurie de parasols clairs. Des portefaix toujours courant creusaient dans cette insouciance de légers tourbillons de poussière rouge, aussitôt retombés comme des anomalies fugitives. Sous le soleil torride de la saison sèche, la terre, la végétation et les êtres s’épuisaient à attendre les pluies et la fraîcheur de la mousson.
L’ancre tomba devant la Ribeira das Galés, l’arsenal des galères, en aval de l’esplanade du palais de la forteresse du vice-roi dont le quai empierré se prolongeait dans la rivière par de larges escaliers. Ils étaient à Goa. La ville mythique devenait un peu la leur et cette constatation brutale les laissa tout intimidés, brusquement libérés de leurs peurs et désoccupés de leurs petits tracas quotidiens. D’autant plus que des fonctionnaires, des soldats, des Noirs et des Indiens à demi nus montés à bord dès le mouillage les bousculaient, s’appropriant d’autorité leur univers construit jour après jour. Ces passagers au bout du voyage s’affolaient de la profanation du cénotaphe intemporel de plus de deux centaines d’âmes qui les accompagnaient. Elles voletaient désœuvrées alentour, gênées sans doute elles aussi d’être arrivées dans cette Inde que les Parques leur avaient interdite.
En arrière-plan de la rive vaseuse de Santa Catarina sur laquelle on débarquerait, la ville s’imposait d’un coup sous la forme d’un long palais opaque intégré dans sa muraille, que la rumeur désigna comme étant le plus magnifique hôpital de le Terre, placé là au plus court pour sauver d’urgence ceux qui pouvaient encore l’être à bord des flottes arrivées de Lisbonne. Le bruit courut qu’on y était si somptueusement traité,que des patients guéris retardaient leur sortie en s’inventant quelques douleurs nouvelles. Goa accueillait fastueusement les centaines de moribonds nécessaires au maintien et à l’exploitation de l’empire portugais des Indes. Montés à bord avant les fonctionnaires, les officiers et les jésuites, pères et novices de l’hôpital commençaient déjà à transporter sur le tillac une quarantaine de scorbutiques incapables de se lever, s’activant autour d’eux avec une compassion qui leur tirait des larmes.
Jean, dont les plaies étaient gagnées par la gangrène, s’était fait inscrire parmi la vingtaine de malades ambulatoires dont les ulcères aux jambes avaient atteint un stade inquiétant. Il laissait à François le soin de débarquer leurs coffres et de leur trouver un logement modeste. Le reliquat de son salaire d’apothicaire du vice-roi ayant échappé aux voleurs permettrait de tenir un mois ou deux ; ses plumes d’autruche permettaient d’espérer couvrir deux ou trois mois encore. Resterait d’ici là à trouver une utilité rétribuée, une hypothèse encore hasardeuse en raison de leur statut d’étranger. Ils se donnèrent l’accolade quand un novice vint prier poliment Jean de débarquer à son tour.
— Nous y sommes ! Chose encore plus fantastique, Jean, me voici pour quelque temps responsable de toi, mon guide. C’est le monde à l’envers ! Guillaume ne reconnaîtrait pas son assistant, ni mon père son fils.
— Tu as bronzé et ton collier de barbe convient à ta moustache à la portugaise. Les Goanaises qui adoreront ton accent français vont t’assaillir, et leurs maris te faire
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