L'arbre de nuit
était midi passé.
Une jolie Indienne à la peau plus claire que ses yeux sombres lui proposa une nourriture dans un bol en porcelaine blanche et bleue qu’il jugea d’origine chinoise. Le pan de sa robe de soie orange jeté sur son épaule gauche recouvrait un petit boléro aux manches courtes d’où émergeaient des bras de fillette. Camarões. Il s’étonna de reconnaître des crevettesd’une incroyable grosseur. Elle poussa des hauts cris quand il lui tendit sa pièce de dix sols, et lui désigna ce qu’elle appela les xarafos, les changeurs dont les tables recouvertes de monnaies de métaux, dimensions et formes variés, faisaient office d’enseignes. Il en choisit un au hasard et en revint les poches lourdes de piécettes ternies.
Elle puisa son compte d’une main experte en faisant tinter la dizaine de joncs d’or cerclant son avant-bras, riant de sa méconnaissance des équivalences entre ces monnaies.
— Ce n’est pas compliqué du tout. Il suffit d’apprécier la qualité du métal. Ces bazarucos sont en bon calin de Chine. Quinze comme ça valent dix-huit pièces de mauvais calin. Il y en a aussi en cuivre. Cent cinq bazarucos usés ont la même valeur que soixante-quinze bazarucos de bon calin qui font une tanga d’argent. Six tangas médiocres s’échangent contre cinq tangas de bon argent. Trois cent soixante-quinze bazarucos ou cinq bonnes tangas font un pardau xerafin d’argent à l’image de São Sebastiano, qui vaut trois testons ou trois cents réis du Portugal. Il y a des pièces d’un demi-pardau. Deux pardaus font un cruzado. Ces petits morceaux de cuivre sont des arcos. Une tanga en vaut deux cent quarante.
Elle parlait très vite en triant les pièces du doigt. Elle en riait sur une rangée parfaite de dents que ses gencives rougies par le bétel rendaient plus éclatantes.
— Tu me suis ?
— Absolument pas.
— J’ai vu. C’est une affaire d’habitude. Cent cinq à cent huit bazarucos selon leur qualité s’échangent aussi contre un larin d’argent qui vient de Perse. On apprécie beaucoup ces espèces de lingots parce que leur métal est très pur. Cinq larins valent six tangas.
— Pour acheter des choses coûteuses, il faut des seaux de monnaie !
— On les règle plutôt en argent et en or. Une belle chemise pour toi coûte une tanga, mais un cheval d’Arabie se négocie autour de cinq cents pardaus. On parle aussi des grandes réales du Portugal qui font au moins cent trente-sixréis et de pièces d’or d’Espagne, d’Inde, de Venise ou de São Tomé.
Elle avoua avoir vu les monnaies d’or étrangères sur les tables des xarafos mais n’en avoir jamais tenu en main.
— Parce que le change est toujours variable, nous autres commerçants n’acceptons que les comptes à peu près justes sans nous mêler de rendre la monnaie sur les grosses pièces.
Elle déclara les changeurs très honnêtes, pesant les monnaies avec précision et appréciant à l’œil et au toucher la qualité des métaux précieux.
François n’écoutait plus l’arithmétique compliquée de l’alchimie grâce à laquelle les xarafos transmutaient l’étain en argent. Il goûtait avec curiosité ses énormes crevettes dans leur sauce brune et épicée qu’elle avait appelée kari, tout en regardant parler son visage animé que soulignait une tresse de cheveux noirs, porté par un cou fin mis en valeur par deux tours d’un collier de petits grains d’or.
— Tu aimes ?
— C’est excellent. Très parfumé.
— Je sais. Moi, je n’ai jamais goûté les camarões. C’est pour les farangi. Je ne mange que des légumes. C’est bon aussi.
— Tu es bien élégante et jolie pour vendre ainsi de la nourriture dans la rue.
Elle rit avec coquetterie et prit le temps de servir un client dont les cheveux étaient gris de duvet comme s’il sortait d’un poulailler.
— Si j’étais une grosse femme sale, tu n’aurais pas approché mon étal. Vrai ?
Le volailler acquiesça bruyamment en prenant François à témoin. Il mangeait gloutonnement car il leur confia d’un air satisfait que ses porteurs noirs, accroupis là-bas au milieu d’un amoncellement de cages à poules en forme de gros oursins, l’attendaient pour livrer une importante commande à la Miséricorde.
Elle prenait plaisir à retenir l’attention de François.
— Je suppose que tu viens d’arriver avec la flotte. Ici, c’est le petit bazar où se tient le marché chaque matin.
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