L'arbre de nuit
l’Empire, et l’un d’eux, Joào de Mendonça Furtado, avait déjà été nommé gouverneur en 1564. Le prestige personnel de dom André était immense après trente années de carrière aux Indes dont huit de combats acharnés et la plupart du temps victorieux contre les Hollandais. Refusant tout honneur et toute autre charge que le commandement de l’armée du Sud, il s’était battu comme un chien aux Moluques, à Amboine, à Ternate. À Malacca trois ans plus tôt, il avait résisté quatre mois au blocus des quatre mille hommes de l’amiral Cornelis Matelief de Jong et de son allié le sultan de Johore. Ses deux cents soldats portugais et japonais tenant les bastions et la porte de Santiago avaient été décimés mais avaient tenu bon jusqu’à l’arrivée de la flotte salvatrice conduite par le vice-roi en personne. La forteresse avait mérité au cours du siège son surnom de A Famosa , l’Illustre. C’était lui qui avait assiégé la forteresse de Mappilahet capturé le pirate malabar Muhamad Kunjali Marakkar, la calamité de l’océan Indien et de la mer de Chine. Il l’avait traîné se faire décapiter et mettre en quartiers à Goa où l’on avait chanté un Te Deum et allumé des feux de joie.
Portugais et Indiens louaient unanimement sa bravoure légendaire, son énergie fougueuse, sa probité scrupuleuse et son sens élevé du devoir. On respectait tout autant sa piété et sa règle de moine soldat. On ne l’avait jamais vu en compagnie d’une femme. Mendonça n’était pas d’assez ancienne noblesse pour recevoir le titre de vice-roi mais il avait cette envergure. Dès l’annonce de sa nomination, on sut qu’il allait aussitôt remettre en ordre les Indes que l’archevêque, soucieux principalement de brandir sa crosse épiscopale comme un sceptre, avait laissée filer entre ses doigts gantés de soie violette. Il devrait faire vite. Son successeur était probablement déjà en route depuis un ou deux mois puisque la flûte Cabo Espichel avait dû toucher Lisbonne en septembre, pavillons en berne, ramenant le corps de dom Joào Forjaz Pereira.
Une escouade de forçats s’activait à nettoyer le campo où allait avoir lieu la parade militaire, et à y dresser des estrades pour les dignitaires et les ambassadeurs des États indiens. Sans atteindre les fastes protocolaires de l’intronisation d’un vice-roi, la prise de fonction du gouverneur allait se dérouler avec un cérémonial digne de la confiance royale et du poids de sa charge. Exerçant leur mandat à quelque huit ou dix mois de mer de la métropole dans chaque sens, donc à près de deux ans au mieux d’une réaction à leurs rapports, les vice-rois et leurs intérimaires étaient des proconsuls omnipotents. Le roi leur abandonnait par la force des choses les pleins pouvoirs diplomatiques et militaires, encadrés par des directives générales quant à la guerre aux ennemis du royaume et au soutien de l’évêque et de l’évangélisation. Ils n’étaient plus des conquérants mais ils étaient bien plus que les gérants de l’empire qu’ils avaient le devoir sacré de défendre du bec et des ongles. De leur clairvoyance et de leurs initiatives dépendaient à court terme les bénéfices de la Carreira da India et à moyenne échéance le destin du Portugal.
La responsabilité du vice-roi était écrasante mais en retour il bénéficiait de revenus au moins aussi lourds que sa tâche. Ses appointements officiels de trente mille cruzados d’or se multipliaient disait-on jusqu’à trente fois. Maître des charges, des récompenses, des dons, des rentes et des prébendes, il était entouré de la clientèle pressante des courtisans éperdus de cupidité. Émanation du roi, il apparaissait peu en public, sinon dans des cérémonies fastueuses de même essence que celles qui entouraient encore les rares apparitions solennelles du doge de Venise bien que le Portugal eût rogné les ailes du lion de Saint Marc.
Selon la tradition, la passation du pouvoir aurait lieu au couvent des Reis Magos. Le vice-roi quittant transmettrait à son successeur l’état des forteresses, la liste de la flotte et l’inventaire des biens et des moyens du gouvernement de la couronne en Inde. Un problème protocolaire rare se posait. Dom frei Aleixo, archevêque de Goa, exerçait l’intérim de la vice-royauté depuis que dom Martin Afonso de Castro était mort de dysenterie à Malacca quelques mois après avoir contraint les
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