L'arbre de nuit
de femmes oisives remplaceraient-ils le plaisir de ses longues conversations confiantes avec ce garçon français intelligent et discret ? La sourde angoisse l’étreignit à nouveau.
Elle restait là, songeuse, respirant l’Inde et écoutant ses bruits secrets. La nuit était tombée. Les galères sur leur berceau et l’immeuble au grand toit qui masquait la vue sur la gauche avaient fondu dans l’ombre. L’angle de la galerie couverte qui régnait tout autour du bâtiment voisin était à quelques toises de la véranda. Un factionnaire y avait commencé sa garde. Elle distinguait sa forme un peu moins sombre quand il se rapprochait d’elle avant de s’enfoncer à nouveau dans le noir. Elle sursauta quand il hurla deux fois Vigia ! vigia ! Son appel repris de proche en proche révéla des hommes invisibles répartis alentour, puis la nuit se réinstalla. José vint lui annoncer que le souper allait être servi. Elle se retourna. On avait allumé des lanternes de nacre qui brillaient d’irisations douces. Elle applaudit de plaisir, comme une enfant un matin de Noël.
Dom Alvaro l’attendait à l’entrée de la salle vers laquelle elle avait été guidée dans le frôlement des patins de velours. Il était vêtu d’une chemise et d’une manière de caleçon long en coton blanc. Il lui baisa la main sans dire un mot et la conduisit à l’autre bout de la longue table recouverte de dentelle blanche. Sous le regard des domestiques qui emplissaient la pièce en attendant de servir, c’était son premier contact intime avec cet homme qu’elle ne connaissait pas. Elle était accoutumée à la transparence des maîtres aux regards des domestiques, mais elle réalisa brusquement que l’étrange indécence des chemises de la société goanaise lui laissait les seins quasiment nus. Elle eut le réflexe instinctif de les cacher de ses bras croisés. Il rit, montrant de belles dents carnassières qu’elle n’avait pas remarquées dans les sourires de son frère cadet.
— Vous découvrirez, Margarida, la commodité de nos vêtements d’intérieur. Leur transparence choque bien naturellement les métropolitaines, mais elles s’y adaptent en quelques jours. Ici, le confort de nos habits est une défense contre un climat qui s’efforce de nous tuer. Et votre poitrine ne mérite pas la punition d’être cachée. Comme vous le savez, sitôt franchi le seuil de nos demeures, nos dames se recouvrent de tissus comme des oignons et s’enferment dans leurs palanquins.
Il était retourné s’asseoir en face d’elle à l’autre bout de la table, et leurs gens avaient aussitôt commencé à agiter éventails et chasse-mouches tandis qu’on leur présentait dans une vaisselle en porcelaine une profusion de mets qu’elle n’identifia pas tous, analysant leurs ingrédients sous des saveurs nouvelles. Ambot-tik, ucodhé sandué, kismur ou sanna , les noms indiens qui répondirent à ses interrogations ne la renseignèrent pas, mais tout cela était appétissant et fin. Elle regarda son nouvel époux, éclairé par un candélabre dont les flammes et les pendeloques ébranlées par les courants d’air du panka faisaient vibrer les ombres de son visage. Il avait la distinction de Fernando. La famille avait de la race. Alvarone ressemblait pourtant pas à son frère, et elle fut soulagée de ne pas devoir retrouver chaque jour le visage de son défunt premier mari. En s’asseyant, il avait d’un coup fait oublier qu’il était un peu empâté comme tous les Goanais. Les Indiens ignorant l’embonpoint les surnommaient par moquerie : barrigudos , les ventres.
Chacun à leur bout de table, n’ayant pas encore l’habitude l’un de l’autre bien que devenus intimes d’un coup, leur première conversation s’établit gauchement et resta conventionnelle. Elle s’orienta opportunément sur les circonstances de la mort accidentelle de Fernando, puis sur l’état social, physique et moral de ses belles-sœurs, cousins, cousines, oncles et tantes. Ayant épuisé l’inventaire des bulletins de santé, Margarida remarqua en riant qu’elle avait tout à l’heure fait l’inventaire de ses gens et qu’elle se demandait comment ils parvenaient à trouver chacune et chacun une utilité quand Rafael, le vieux José et Ana Maria la cuisinière suffisaient au service à Evora. Arrivèrent les desserts, les fruits, les massepains d’amandes, les caramels au lait de coco, les confitures sèches de mirabelles, de
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