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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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palais. Elle était comble, comme chaque fin d’après-midi sans doute. Tous les parasols de Goa semblaient s’être rassemblés là, auréolant des fidalgos à cheval ou en litière, voire des piétons moins fortunés marchant sous leur sombreiro d’un pas dont la lenteur solennelle s’efforçait de leur tenir lieu de monture. Tous étaient visiblement très occupés à se combler mutuellement de civilités. Leurs pages couraient en tous sens. Elle les imagina porteurs de messages d’affaires ou de courtoisie, de provocations hautaines ou de billets galants. Son regard s’arrêta en fond de décor sur la Câmara Presidencial, la cour suprême de justice dont le chancelier avait la garde du sceau royal. Elle était au cœur de Goa.

    Laissant retomber la tenture de soie brodée d’or, Margarida se posa sur une chaise à bras. Elle en bondit aussitôt, se souvenant que selon ses leçons de maintien, elles étaient réservéesaux hommes. Les dames s’asseyaient en tailleur, jambes croisées, sur les canapés. Elle s’y essaya, grimaça de l’inconfort de cette position à laquelle elle devrait s’habituer, et eut plaisir à entrer dignement dans son rôle d’épouse d’un notable goanais. Tout bien pesé, il n’était pas très différent de ce qu’elle avait vécu à Evora, bien que les us et coutumes de Goa fussent exagérés par la concentration de la classe dirigeante, son souci de paraître, sa richesse de fraîche date et le train de vie sans modération qui découlait de tout cela. Elle savait tout de l’étiquette domestique, des réceptions, des distractions et des bonnes manières entre gens de même rang. Elle avait appris les règles du jeu de Tabolã qui cliquetait furieusement dans toute l’Asie du Sud-Est. Comment faire courir les porcelaines cauris le long des quarante-huit cases creusées dans une planchette de bois de santal, selon les chiffres indiqués par les tabolas de bambou jetées sur la table. Elle serait tout aussi attentive aux étourderies des servantes et aux fourberies des esclaves, qu’aux écornifleurs qui infestaient la ville, fidalgos autoproclamés se parant de noblesse et de fortunes d’emprunt.
    De toute façon, dom Alvaro lui dirait qui elle serait admise à rencontrer en sa présence. Les Indes étaient une affaire d’hommes. À ce propos, son initiatrice n’avait pas abordé la question des plaisirs plus secrets qui occupaient, disait-on, l’oisiveté languide fondamentale de la société goanaise.

    Dans la pénombre du jour déclinant, elle trouva sur l’arrière, du côté de la rive, une longue galerie-véranda couverte dans la tradition du vasary hindou, prête à rendre tolérable l’humidité prégnante de la mousson. Le soleil couchant l’éclairait d’une lumière rasante qui faisait luire les porcelaines et les bois cirés. Les baies s’ouvraient sur l’arsenal des galères et la Mandovi.
    Les mâts de Nossa Senhora do Monte do Carmo pointaient avec l’autorité d’un rappel à l’ordre au-dessus du fouillis de palmes d’une rangée de cocotiers et cette vision inattendue la fit sursauter. Margarida n’avait pas eu le temps de penser à la caraque depuis son arrivée. Le ciel couchant était d’un jaune lumineux à l’horizon, comme au soir de leur atterrissage. Il yavait si longtemps. Combien de semaines déjà ? Effarée, elle recompta sur ses doigts. Une, tout juste ! Avait-elle donc oublié, en à peine huit jours, le cauchemar de quatorze mois de mer ? Il lui revint brusquement en mémoire ce que lui avait dit François le jour du démâtage. Mot pour mot : la plupart des voyageurs au long cours affirment qu’ils ont tout oublié de leur calvaire en posant le pied à Goa tant la cité est merveilleuse et le pays admirable et doux. Vous oublierez vous aussi tout cela.

    Elle sortit sur le balcon abrité par la toiture faisant auvent et s’accouda à la rambarde, les yeux fixés sur la mâture à laquelle pendaient immobiles quelques pavillons que l’on avait oublié de rentrer dans l’effervescence de l’arrivée. Il lui vint à l’esprit qu’en débarquant de cet espace clos, humide et sale qu’elle avait maudit presque chaque matin, elle avait paradoxalement perdu sa liberté. Derrière la surenchère de ses qualificatifs, Goa serait-elle aussi une prison dont son nouveau mari et les règles d’usage seraient les geôliers ? On venait de l’initier aux jeux légers de la société de bon ton. Ces divertissements

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