L'arbre de nuit
une histoire vraie, maîtresse. D’ailleurs, un village porte son nom près de Panjim. C’est là qu’elle habitait. Les nuits de clair de lune comme ce soir, elle sort de la mer et elle se promène le long du rivage, toute nue. Beaucoup de gens l’ont vue marcher sur la plage avec son collier de perles. Ce n’est pas une preuve ça ?
Margarida congédia ses femmes avec irritation. Quand, encore indignée, elle rapporta l’histoire à dom Alvaro quelques instants plus tard, il sourit. Il lui dit que beaucoup de légendes sur les sirènes couraient chez les Indiennes de Goa et que ces fables ne devaient pas la bouleverser ainsi.
*
Cette nuit-là, la chambre fut traversée par une bourrasque qui arracha les fenêtres. Un torrent de pluie s’écrasa sur le plancher. Les servantes criaient que c’était la grande mousson et qu’il fallait aussitôt refermer les baies. Ses bras et ses pieds étaient liés. Les femmes avaient disparu sans plus se soucier d’elle. La pluie tombait de partout car le toit s’était envolé. Les étoiles perçaient la nuit, et de chacune d’elles coulait un filet d’eau que le vent éparpillait en pluie. Par la fenêtre,Margarida apercevait nettement un homme vêtu de blanc éclairé par la lune. Il venait vers elle mais il n’avançait pas car il luttait contre la tempête. Elle comprit que c’était François puisqu’il la protégeait chaque fois qu’elle était en péril, comme le jour où le mât s’était rompu.
Elle tenta de l’appeler mais, bien qu’elle tendît son corps à l’extrême, ses cris étaient inaudibles comme si sa bouche était emplie de bourres de coton. Soudain, l’inconnu fut assailli par une bande de Noirs qui lui assénaient des coups de bâtons. Il les chassa à coups de pieds en virevoltant et il les mit en fuite. Quand le héros entra enfin dans la chambre comme s’il nageait dans l’air, elle vit que c’était bien François et elle en fut soulagée. Au lieu de lui sourire, sa figure se déforma dans une mimique horrifiée. Elle réalisa qu’elle était toujours enduite de fards violents. Elle lui criait en silence qu’elle était bien Margarida et qu’il ne devait pas repartir.
Il entreprit de lui nettoyer le visage à l’aide de sa manche mais il ne faisait que la barbouiller un peu plus de rouge et de noir. Il arracha un pan de la moustiquaire pour continuer son travail. Il s’était assis sur le lit, penché sur elle, et elle sentait son corps contre le sien. En lui frottant le front, il perdit l’équilibre et ses lèvres s’écrasèrent sur les siennes. La grande onde venue du fond de son corps éclata avec violence comme la nuit de Mozambique, et elle se réveilla, entortillée dans la moustiquaire trempée de sa sueur.
Des granules dérangeaient son dos. Elle avait oublié de défaire son collier avant de se coucher, et il s’était rompu, répandant ses perles au creux du lit. La Mandovi et les cocotiers luisaient immobiles sous la lune.
François se présenta à son travail comme convenu le jeudi après-midi qui était le 4 juin, le visage tuméfié. En se rendant à la Ribeira Grande, il avait fait un détour pour contourner la Monnaie. Il était partagé entre la peur et la fureur d’être réduit à avoir peur. Ayant pris sa part des bagarres équitables entre gamins et pêcheurs dieppois séparés par des rivalités de quartiers inexpiables, il ne craignait pas les coups et savait en donner, à charge de revanche. Il ne s’était jamais senti menacé avant son agression. Les notables avaient ici le droit de faire massacrer n’importe qui. Les gens honnêtes, eux, n’étaient pas libres de se faire justice et n’imaginaient même pas la réclamer.
Son irritation faillit exploser quand Gaspar Salanha éclata d’un rire franc en découvrant sa triste figure. Le pilote-major ne lui posa aucune question. Il était assez logique qu’il fût parfaitement au courant de l’affaire dans le milieu fermé de l’arsenal, mais le jeune Dieppois fut très agacé que son employeur fût ostensiblement du parti de ses agresseurs. Il faillit réagir et esquissa même un mouvement instinctif de repli vers la porte.
Le destin qui le surveillait d’un œil lui envoya d’urgence un ange de garde. Il lui barra la route et lui souffla qu’iln’avait pas vraiment la liberté de renoncer par dépit à un salaire qui lui était indispensable. Gêné de son réflexe de mauvaise humeur, François confirma à maître Gaspar
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