L'arbre de nuit
sous-intendant de la Monnaie. Après le mauvais coup qu’il a déjà failli nous porter à Mozambique, je pensais bien qu’il nous revaudrait cela à Goa.
— J’avais oublié Mozambique. Il aurait la rancune bien longue ce fidalgo. Et puis d’abord, c’était toi l’usurpateur de son logement. Pas moi, ton simple assistant.
— Sans doute. Sauf que tu t’es inutilement moqué de lui. Et puis, même si l’on est peu de chose devant les puissants de Goa, j’étais le médecin personnel du vice-roi. C’est à ce titre qu’il a été contraint de me céder la place. Je suis encore plus ou moins le médecin personnel du gouverneur. S’attaquer à moi présente un danger potentiel de désagréments en retour.
— Comment saurait-il que le gouverneur t’a appelé auprès de lui avant-hier ?
— Nous avons indisposé assez de fidalgos quand dom André nous a reçus avant eux, pour que toute la société de Goa soit au courant et nous haïsse. En tout cas, l’adversaire est identifié. Restons sur nos gardes. Il s’agit peut-être d’un simple avertissement.
Jean saisit bol posé par terre et en flaira le fond.
— Je vais suivre avec un vif intérêt la cicatrisation de tes plaies et la résorption de tes ecchymoses. La pharmacopée indienne est d’une richesse insoupçonnée.
— Te servir est un honneur sinon un plaisir, ami. La résorption de mes ecchymoses ! Ton culot n’a d’égal que ton absence de scrupules. Je manque me faire tuer, et maître Jean s’extasie devant la richesse insoupçonnée des drogues qui tentent de me rendre un visage acceptable. Quand nous sommes convenus que je serais ton assistant, il n’était pas précisé que je devrais être aussi ton substitut pour les bastonnades à mort. Si tu prenais l’initiative d’assumer toi-même à l’avenir les vengeances et les haines que tu suscites, monsieur le médecin du gouverneur, tu analyserais bien mieux les effets de ces drogues sur l’organisme.
Le brahmane passa la tête dans l’ouverture de la porte. Jean l’invita à entrer et l’interrogea aussitôt sur ses onguents. Leur colloque dura jusqu’à la nuit. Il porta sur les similitudes et les différences entre la médecine et la pharmacopée indiennes et les pratiques occidentales, sur leurs emprunts réciproques,sur les préceptes de Pline, Dioscoride et Galien introduits en Inde par les physiciens arabes. Sur la diète et les lavements, sur la bonne façon de poser le doigt sur l’artère pour prendre le pouls d’un malade.
Sur la saignée surtout, pratiquée à outrance par les médecins portugais à l’hôpital et par les sangradores nouvellement convertis sur la place du Pelourinho Velho. Les brahmanes ne pratiquaient pas la saignée. Jean exulta, trouvant dans la médecine indienne et son rejet de la lancette un argument naturel contre une pratique qu’il jugeait déraisonnable et qu’il supposait être nocive sinon mortelle. Il fut un peu chagriné d’apprendre que ce refus de la saignée était la conséquence d’une horreur fondamentale du sang et d’une manière générale du caractère sacrilège de l’ouverture du corps humain. Sa tentative de débat sur les effets pervers de l’extraction du sang d’un malade affaibli tourna court. Son hôte n’avait aucune idée là-dessus.
— Notre médecine utilise d’autres pratiques pour évacuer les humeurs mauvaises, les flux nuisibles et les poisons.
— Le bézoard ?
— Entre autres. Il est efficace contre les morsures de scorpions et de serpents. Il est souverain contre le cobra.
— Le cobra ?
— C’est une couleuvre. On la nomme cobra de capelo parce qu’elle étend une membrane en forme de capuchon de part et d’autre de sa tête.
— Les serpents sont-ils dangereux en Inde ? s’enquit François.
— Oui et non. Ils sont timides et n’attaquent jamais. Les Indiens vont nu pieds. Il suffit de ne pas les déranger dans leur sieste. Sinon, ils mordent. La mort est très douloureuse.
Jean revint à la pharmacopée indienne.
— D’autres remèdes que le bézoard ?
— Le meilleur bézoard vient de la gazelle. Méfie-toi. Les charlatans en font d’excellentes imitations. Cela dit, l’un des plus courants remèdes à Goa est la poudre de datura.
Garcia da Orta avait décrit cette herbe amère aux feuilles nerveuses et aiguës semblables à l’acanthe, dont les fleursgrosses comme des nèfles étaient d’un bleu de romarin, piquetées et emplies de
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