L'arbre de nuit
le plaisir que lui procurait l’honneur de vérifier et de réactiver les aiguilles marines de la flotte des galères. Il insista sur son appréciation de la confiance exceptionnelle qui lui était faite. Il ressentait d’ailleurs un réel plaisir à l’idée d’exercer à nouveau son art, supportant mal de vivre en oisif, de subir des événements extérieurs échappant tous à sa volonté et finalement de rester en marge de Jean. Servir les Portugais lui était d’ailleurs agréable, même s’ils se défiaient de lui en général et si l’un d’entre eux l’avait laissé pour presque mort.
Le pilote coupa court.
— Fais-moi voir cette fameuse pierre dont Fernandes m’a dit tant de bien.
François délaça la bourse en toile qu’il portait à la ceinture et en fit glisser sur la table un paquet enveloppé d’une peau de chamois. La pierre héritée de son arrière-grand-père pesait près d’une livre. Enchâssé d’argent, le bloc de magnétite d’un noir argenté était presque exactement cubique. Il était surmonté d’une pyramide de malachite. Elle était d’un vert profond ourlé de volutes sombres, comme un petit bloc de mer pétrifiée. L’objet était en lui-même impressionnant et presque somptueux. La pierre avait déjà été dérobée quelque part quand Robert Costentin l’avait saisie sur un galion espagnol, car elle était de facture arabe. La tradition familiale affirmait que l’inscription gravée sur la monture était une dédicace au sultan ottoman Sélim I er Yavuz « la Foudre » qui avait détrôné les Mameluks en Égypte.
Maître Gaspar émit un sifflement admiratif.
— Je n’ai jamais vu de pierre aussi remarquable. Elle semble en effet d’une force exceptionnelle. Ce serait un souvenir de famille selon ce que m’a dit Fernandes ?
— L’unique héritage de mon ancêtre qui armait en course contre les Espagnols et qui est mort ruiné.
— C’est triste de se ruiner pour faire la guerre à ces maudits bâtards. Le monde est injuste mais ta famille mérite le respect. Ta pierre est arabe à ce que je vois. Elle va donc seretourner contre eux puisque certaines de nos galères vont porter grâce à elle la guerre droit sur Bab El-Mandeb. Et se faire la main sur les pèlerins de La Mecque dans les parages de Socotra.
François s’enquit des conditions matérielles de son travail, et réclama un assistant. Il s’était pris d’amitié à bord de la caraque pour Manuel Brochado, un apprenti forgeron déluré et curieux de tout. Il était lui aussi un obligé de leur protecteur dom Baptista Fernào qui employait son père comme intendant de sa quinta de Sintra. Manuel arrivait des chantiers de Lisbonne pour travailler ici à l’arsenal. François aurait aussi besoin d’un carreau de marbre d’un empan de côté, d’un fourneau en terre et de charbon de bois réduit en poudre. Puisqu’il devait achever son contrat d’ici le mois d’octobre, ils se mirent d’accord sur le fait qu’il consacrerait cinq après-midi par semaine, du lundi au vendredi, à la vérification de la centaine d’aiguilles marines de la flottille des galères et des galiotes.
La présence d’un étranger dans l’atelier secret des instruments et des cartes nautiques était inenvisageable. Pour contourner cette difficulté, maître Gaspar décida qu’il irait s’installer à l’arsenal des galères. D’ailleurs, il y serait sur place, ce qui éviterait d’avoir à transporter les compas jusqu’à la Ribeira Grande. Une pièce lui serait réservée dans le bâtiment de l’intendance. Il fut prévenu que la garde ne lui permettrait pas d’en sortir et qu’il ne serait pas autorisé à se promener seul dans la Ribeira das Galés. Les compas de mer lui seraient apportés cinq par cinq, et repris chaque vendredi soir après qu’il les eut vérifiés.
L’immeuble de l’intendance des galères était typiquement goanais, avec son toit de tuiles à quatre pans abritant généreusement du soleil ou de la pluie une galerie ouverte qui régnait tout autour, desservant de l’extérieur tout l’étage. La pièce d’angle assignée à François servait à archiver les registres administratifs, qui s’entassaient le long des murs dans une obscurité poisseuse. L’odeur de moisi les avait saisis à la gorge quand on avait ouvert la porte à grande protestation desgonds réveillés à coups de talons. En cognant ici et là, deux esclaves décoincèrent à grand-peine les
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