L'arbre de nuit
auxéchecs. Le décor cossu indiquait que la maison recevait la meilleure société et en tirait grand profit. Les fidalgos authentiques s’y mêlaient aux aventuriers, à des joueurs et à des badauds de toute extraction. Des soldats ivres bousculèrent François pour entrer en force, s’affichant bruyamment dans des postures bravaches et provocantes. On comprenait, rien qu’à les voir maîtres en cette maison où leur présence était subie plus que tolérée, qu’une soldatesque insultante infestait Goa pendant l’hivernage.
Il accéda au second étage à travers deux haies de Cafres torses nus, le sabre à la ceinture, assez musclés pour déconseiller aux idées malfaisantes d’aller plus loin. La foule y était moins agitée mais plus compacte. La concentration des joueurs et la grosseur de leurs enjeux attiraient les spectateurs et avaient sans doute la vertu de les calmer. Il aperçut Pyrard qu’il reconnut de dos à son uniforme neuf de malade guéri. Ils étaient convenus de se retrouver là ce samedi sur les six heures après midi, pour fêter sa sortie de l’hôpital autour d’un flacon de vin de Porto. Jean était déjà auprès de lui. Ils étaient accoudés tous les deux à une table sur les autres côtés de laquelle trois hommes faisaient rouler des dés dans un silence tendu que perçaient des annonces brèves. François les rejoignit. Il ignorait les règles du jeu, mais l’attention tétanisait les maxillaires des parieurs. Les trois fidalgos avaient laissé tomber leurs capes sur le dos de leurs sièges, et avaient largement dégrafé leurs pourpoints sous lesquels ils transpiraient. Depuis trois semaines qu’il vivait en plein air dans les senteurs de l’Inde, François qui avait oublié les remugles sui generis de la caraque fut désagréablement surpris par l’odeur âcre des aisselles. La température était suffocante. Les fenêtres découpaient sur les murs des rectangles d’une nuit refermée sur elle-même, dont la noirceur de charbon restituait avec un soin malveillant toute la chaleur accumulée dans la journée.
La partie étant suspendue, Pyrard se retourna et leur fit remarquer l’éclairage. Plantées au centre de larges bobèches, les chandelles portées par trois grands lustres contribuaientde toutes leurs petites flammes à rendre l’atmosphère oppressante.
— Ces lustres vénitiens sont inattendus. Ne les trouvez-vous pas insolents ?
— Ils sont splendides et ils illuminent plus brillamment sans doute que le feraient quelques lanternes en écailles d’huîtres suspendues ou posées sur les tables. Ils sont assortis au mobilier soigné. En quoi te semblent-ils déplacés ou dérangeants ?
— Ils n’éclairent pas mieux que le feraient des lustres moins somptueux qui seraient venus de Lisbonne. Convenez-en. Ce luxe coûteux est un gaspillage ostentatoire dans ce cercle dont les pratiques n’ont que faire du décor.
— Peut-être mais cela n’a rien d’insolent. Envers qui ?
— Ces œuvres d’art créées par les verriers de Murano ont été conçues pour illuminer a giorno des fêtes élégantes dans des palais du Grand Canal.
— Leur choix est heureux.
— Pas heureux, délibéré.
Pyrard restait la tête levée, les yeux parcourant les grands lustres comme s’il y cherchait quelque chose. Il hocha la tête.
— La Rome de l’Orient ! Goa ne brille pas seulement par ses couvents, ses églises et ses sanctuaires. Elle étale sa réussite et son opulence comme Rome écrase maintenant ses rivales italiennes de tout le poids de ses architectes et de ses artistes. Ces lustres ont été accrochés ici comme une provocation. Ils humilient Venise comme on expose les bois d’un cerf abattu. On les prostitue dans cette maison de jeux. On les réduit ici à sortir de l’ombre les tricheries malhonnêtes de joueurs qui ne remarquent pas leur élégance et n’imaginent même pas leur valeur.
Jean et François échangèrent une moue dubitative traduisant leur impression que leur ami voyageur en faisait un peu trop. Jean haussa les épaules.
— Sauf que Venise n’est pas un cerf abattu. Elle a perdu le monopole du poivre mais elle est peut-être entrée dans son âge d’or. Le Sénat a légiféré pour encadrer les extravagances des patriciens, jusqu’à leur prescrire de laquer en noir leursgondoles. Titien, le Tintoret, Véronèse y ont fait leur fortune et un compositeur nommé Monteverdi est en train de grandir. Son Orfeo a
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