L'arbre de nuit
fait un triomphe l’an dernier.
Pyrard hocha la tête et se retourna vers la table pour suivre une nouvelle partie. Des serveurs circulaient avec des plateaux, apportant massepains, gâteaux de riz, fruits et boissons à la demande. Dans une alcôve du couloir desservant les deux grandes salles à jouer, trois Indiennes accompagnaient à la cithare leurs chants que l’on entendait à peine dans le bruit ambiant.
Debout derrière les spectateurs assis, ils se laissèrent captiver par l’agonie d’un joueur rouquin dont la pâleur faisait ressortir les éphélides plantées de deux oreilles rougies à cœur par l’excitation. Il perdit irrémédiablement, en un quart d’heure de malchance obstinée, une pile de réales haute de deux empans. Un homme hilare et en gilet graisseux s’agitait derrière eux en les bousculant pour mieux voir. Contenant sa jubilation selon la règle, il leur glissa, la bouche en coin, dans un effluve aigre d’alcool de palme, que le fruit d’une année de malversations au moins finissait de s’évaporer ce soir. Il ajouta que dom Armando dos Santos ayant ruiné son commerce d’huile par un procès truqué, il venait ici chaque jour surveiller sa fortune au jeu, et qu’il était heureux de constater enfin qu’il restait encore un peu de justice ici-bas.
Dans l’encoignure d’un élargissement du couloir faisant face aux musiciennes, deux Portugais et un Chinois à haut bonnet noir étaient en discussion d’affaires, penchés dos courbés sur une table basse, têtes jointes en un cercle confidentiel. Ils venaient de se redresser, de se claquer les paumes en signe d’accord et de se lever en emportant leurs tasses et leur théière. Prêts à bondir, les trois Français prirent aussitôt leur place en bousculant d’autres candidats car la compétition était sévère autour des sièges disponibles. Pyrard commanda par signes à un serveur pressé un flacon de Porto et trois verres. Il proposa de contourner leur homonymie en distinguant désormais François de Dieppe et François de Laval.
La table en laque noire de style indo-portugais était incrustée de papillons en nacre. En balayant une petite flaque de thé du revers de la main, Jean la déclara d’un goût détestable. Les deux François la jugèrent très élégante et le traitèrent de Parisien. François de Laval s’étira en allongeant les jambes, les pouces dans sa ceinture.
— Tu parais familier de ces lieux.
— Je suis c’est vrai un habitué non pas des tables de jeu mais de leur entourage.
Les parties se déroulaient généralement dans une grande dignité, voire avec une générosité qui attirait les badauds désargentés. Outre le quart des gains reversé au tenancier, la coutume était que les heureux gagnants abandonnent volontairement quelques pardaus au personnel desservant les tables, et aux observateurs de bon conseil ou supposés leur avoir porté bonheur. On nommait cette libéralité de bonne civilité le barato.
— La qualité d’étranger attire les largesses. J’avoue avoir eu plusieurs fois recours sans honte au barato quand j’ai débarqué ici les poches vides.
— Et tu en as vécu ?
— Voyez autour de vous. Beaucoup de tables sont jonchées de pièces d’or. Elles sont les plus entourées de spectateurs excités à commenter les jeux et à obtenir l’attention des joueurs sur leurs suggestions. Les largesses en or ne sont pas exceptionnelles. Il suffit de bien choisir sa table et son joueur, et d’être un courtisan habile sinon un conseiller chanceux.
François leur tournait le dos de trois quarts, regardant tout autour avec curiosité. Le contraste avec le joli rêve qu’il venait de vivre éveillé lui était insupportable.
— C’est la première fois que j’entre dans une maison de jeu. Il n’y en a pas à Dieppe. À vrai dire, je n’imaginais même pas que cela existait quelque part.
— Et ?
— Je suis content d’avoir vu ça mais je ne pense pas que je reviendrai par plaisir. Ni pour risquer les quelques bazarucosque me font gagner les aiguilles marines, ni pour voir s’enrichir des fidalgos déjà cousus d’or.
— Tu viens de constater que beaucoup perdent au contraire.
— J’aime encore moins voir de l’argent gaspillé. J’ai éprouvé un réel dégoût de voir cet homme obstiné à perdre une fortune que personne ne lui contestait. Même s’il l’avait probablement gagnée de façon malhonnête. Chez nous, à Dieppe,
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