L'arbre de nuit
était pas sûr. Un immense chignon d’un noir absolu accentuait la finesse et la pâleur de son visage, emprisonné entre sa robe noire et cette coiffure écrasante. Par quels chemins aventureux, par quels accidents de la vie cette artiste si frêle avait-elle abouti dans cette maison de jeu ?
Quand elle se leva à la fin du morceau et salua pour la forme un public qui lui tournait le dos et n’avait même pas remarqué sa présence, François bondit de son tabouret et applaudit avec un enthousiasme qui fit se retourner leurs voisins. Surprise de cette manifestation d’intérêt, la jeune femme fut visiblement gênée de son ampleur. Elle leur jeta un regard apeuré et disparut comme si elle s’enfuyait. François se rassit à regret. Jean se pencha vers lui.
— Pouvons-nous à nouveau parler ?
— C’était beau, non ?
Jean soupira et se redressa.
— François de Dieppe a terminé sa minute d’émotion. Contrairement à toi qui voulais aller ailleurs et qui es ici par hasard, nous avons fait, nous, un voyage de quatorze mois dans le seul but de visiter cette ville. La nouvelle Rome. Et qu’y voyons-nous ? Cette maison d’un luxe exorbitant dans laquelle, en quelques instants, se risquent, se perdent ou se gagnent autour de nous des fortunes inimaginables.
— Serait-ce là l’aboutissement de l’entreprise initiée par la volonté du prince Henri ?
François de Laval remplit à la ronde leurs trois verres et reposa soigneusement le flacon de Porto.
— Jean, je suis arrivé ici par erreur et j’en remercie le ciel. J’ai beaucoup regardé et réfléchi. Nous sommes ici au cœur de l’incohérence fondamentale de Goa. Elle résulte de la quête simultanée du poivre et des âmes en friche, sans que l’on puisse déterminer exactement où passe la frontière mouvante entre les deux motivations. À quel moment cessent les convictions généreuses, le sacerdoce, la rémunération légitime des efforts et des risques ? Où commencent d’un autre côté la tentation du pouvoir, les abus et la soif de tous les profits ?
— En d’autres termes, si je te suis bien, les scrupuleux deviendraient-ils des prévaricateurs ?
— Ici, ils cèdent tous immanquablement à la tentation d’être malhonnête. La question est : au bout de combien de temps ?
— Ces ingrédients pimentés n’étaient-ils pas nécessaires à la réussite du projet ? Aucune congrégation religieuse n’a jamais conquis un empire matériel par la prière et la bonté.
— Non, sans doute. Le pire côtoie donc le meilleur au sein de cette troupe de saltimbanques revêtus des costumes d’hommes de guerre, de mission, de négoce, de pouvoir ou d’aventure. Ou des défroques disparates de tous ces rôles entremêlés.
François était songeur, faisant tourner le vin dans son verre. En fin de compte, cet homme rugueux avait des yeux perçants et méritait attention. Il commençait à comprendre pourquoi Jean s’en était entiché.
— J’ai passé l’après-midi dans la cabane d’un patron pêcheur. Un curumbin dont la fille charmante est amoureuse de moi et me l’a gentiment prouvé. J’ai trouvé ces gens satisfaits de la pauvreté de leur condition, soucieux avant tout d’occuper dignement leur place dans l’ordre de l’univers. Ils m’ont semblé heureux et exempts de tout sentiment d’envie. Le contraste entre cette après-midi sereine et ce soir dégoulinant de richesses jetées à poignées sur les tables est terrifiant. Comme était insupportable tout à l’heure le gaspillage du talent d’une musicienne dans ce tumulte.
— Voilà l’explication des états d’âme de François ! s’exclama Jean. Il est un peu simpliste de résumer l’Inde éternelle à une modeste cabane servant d’écrin à une fille douce et candide, la Chine à une mélodie et Goa à cette bruyante maison de jeu et de prostituées. Tu es prêt à crier haro sur tes frères, qui ne seraient que des envahisseurs barbares et dépravés. N’oublie pas, François, qu’ils ont eu tous les courages.
Pyrard approuva de la tête.
— Ceci n’excuse pas cela mais tu as raison, Jean. Et puis n’oublions pas non plus la duplicité du climat en évaluant les torts et les mérites réciproques. Les Indiens sont physiquement constitués pour y vivre à l’aise, s’accommodant de ses effluves comme s’il s’agissait d’un zéphyr. La différence est que nous, nous en mourons. La terrible mortalité de nos
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