L'arbre de nuit
sans quitter le visiteur des yeux.
La demeure ouvrait sur un jardin planté d’hibiscus et de gardénias. Plus exactement, il avait été planté d’hibiscus et de gardénias en un temps où la nature était encore odorante et verte. Pour l’heure, le sol sableux était jonché de feuilles racornies luisant comme des éclats de verre. La plante dupied droit brûlée vive au contact du sol blanc de chaleur, François fit un bond par réflexe, et se réfugia sur une tache d’ombre. Il avait oublié qu’il était nu-pieds depuis qu’Asha l’avait obligé à se déchausser avant d’entrer chez ses parents. Au centre de l’Éden calciné, le tulsi, le plant de basilic rituel semblait mort. Le basilic plaisait à Vishnou et chaque jardin en cultivait un à son intention. Cette attention envers un dieu protecteur efficace de l’ancienne religion ne remettait pas en cause la foi en Jésus-Christ, réducteur drastique du Panthéon indien pléthorique. Le modeste tulsi planté comme par inadvertance au cœur des jardins des nouveaux catholiques goanais échappait, malgré l’évidence de sa répétition, à l’œil inquisiteur du Saint-Office. En tout état de cause, ces touffes végétales dont l’odeur attirait autant les chats que les avatars de Vishnou n’étaient pas des idoles. Juste une attention immatérielle et donc difficiles à réprimer. Une manière d’exutoire honorant les parents décédés et, plus loin qu’eux, les parents de ces parents qui les avaient plantées.
Les craquelures d’un bassin limoneux entourant un puits montraient que cette source d’ablutions quotidiennes était depuis longtemps asséchée. Dans tous les temples, on priait pour que la pluie vienne enfin, et les processions des chrétiens imploraient d’autres saints dans le ciel afin de n’oublier aucun des intercesseurs possibles. Imperturbable dans l’aridité persistante, les bouquets de palmes des cocotiers hachuraient de traits d’ombres bleues cette désolation brune. Zébrant la luminosité intense, ils cachaient aux yeux un appentis qu’il n’avait pas distingué, vers lequel elle l’entraîna.
Sa bouche était fraîche et elle sentait bon. Ils firent l’amour délicatement, en savourant. Elle avait insisté gentiment mais fermement pour qu’il se couche sur le dos et qu’il y reste quoi qu’il advienne. François s’était alors souvenu avoir entendu les marins de la caraque raconter cette coutume des Goanaises. Il constata que les hommes ne perdaient pas au change en renonçant à leur position conquérante pour se livrer aux initiatives et à l’imagination fertile de ces félines voluptueuses aux doigts fureteurs et agiles. Il se demanda au bout de combien de tempsun Européen, quelle que fût sa condition, soldat, intendant, marchand, évêque ou inquisiteur, répudiait tout devoir, abjurait toute règle et s’abandonnait en déroute aux tentations accumulées par Dieu dans Goa la Dorée. Il se dit que les saints conseillers du Seigneur avaient été un peu pervers en donnant aux Indiennes une nature de feu avant de leur envoyer des soldats chrétiens et des missionnaires.
La maison de jeu était une grande bâtisse à deux étages dépassant les toits de la Rua dos Chapeleiros. La rue des Chapeliers s’ouvrait sur le Terreiro dos Gallos en direction du sud. François restait tout empreint de la tendresse d’Asha. Ils s’étaient longtemps promenés le long du fleuve, main dans la main. Elle lui avait demandé de lui raconter Dieppe. Elle ne comprenait pas à quoi ressemblait sa ville aux maisons grises avec des toits noirs. Sans cocotiers, en plus. Ni comment la mousson pouvait durer là-bas toute l’année. Ils avaient remonté en sens inverse leur trajet jusqu’au Terreiro et ils venaient de se quitter là. Un Cafre en livrée surchargée de galons dorés soupesa sa modeste condition de toute la hauteur de ses fonctions, avec l’air suffisant des portiers conscients des hiérarchies sociales. Il le prévint d’un ton souverain que les querelles étaient formellement interdites à l’intérieur par décret du vice-roi. François souleva cérémonieusement son chapeau et il pénétra dans une odeur de camphre et de bois de santal.
Goa comptait une dizaine de ces cercles de jeu très surveillés car lourdement taxés. On y perdait ou y gagnait un peu, beaucoup d’argent aux cartes, aux dés ou à d’autres hasards. On pouvait simplement y jouer au trictrac, aux dames ou
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