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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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chaque sou se mérite. Et il s’économise précieusement.
    — François nous fait encore une leçon de morale.
    — Je comprends sa réserve, Jean. Une certaine accoutumance est nécessaire.
    — Si tant est que vos jeux d’argent soient indispensables à la vie, répliqua François d’un ton vif. C’est quoi tout ça ?
    Il balaya la salle des deux bras en prenant Pyrard à témoin.
    — C’est du jeu ! La plupart des spectateurs autour de nous sont ici moins par espoir de grappiller quelques miettes qu’en raison de la fascination qu’exerce le jeu.
    — Mais la plupart ne jouent pas eux-mêmes. Alors où est leur plaisir ? Voir les autres engager leur avenir sur le hasard, c’est absolument excitant ?
    — C’est clair que tu n’es pas un joueur et c’est tant mieux. Vois-tu, l’angoisse naît à des niveaux variables des enjeux.
    — Bien que Dieppois, j’avais compris ça.
    — Alors, les joueurs de peu de ressource misant quelques bazarucos de leur poche sont aussi excités que les gros parieurs. Et les simples spectateurs tremblent à voir fondre ou s’empiler des cruzados ou des réales du Portugal qui ne leur appartiennent pas.
    Observateur professionnel en quelque sorte, pas loin de se considérer comme tel en tout cas, Jean Mocquet s’agaçait un peu de trouver un maître dans ce marchand de Laval dont la faculté d’observation pertinente semblait inépuisable.

    Les joueuses de cithare étaient parties sans que personne n’y prêtât attention, laissant la place à une jeune femme mince en tunique de soie noire fendue très haut. Elle était apparue sur l’estrade, portant un archet et un fragile instrument à deuxcordes tendues le long d’un très long manche. Elle marchait du petit pas discret et humble des femmes asiatiques. Une hôtesse annonça d’une voix nasillarde que Ma Xianghua allait interpréter le Reflet de la lune dans la source .
    — La musique chinoise est écrite pour des chattes en chaleur, grommela Pyrard en faisant la grimace.
    François, qui regardait intensément l’artiste, fut choqué par cette sortie intempestive. Jean avait plein la bouche de ce nouvel ami qu’il commençait à trouver prétentieux et grossier. Il n’avait aucune idée de ce que pouvait être le genre de musique qu’on venait d’annoncer. Une musique – il chercha à la qualifier – élégante ? Ou d’agrément ? N’ayant jamais rien entendu d’autre que les instruments de fête et de danse de village, ou depuis peu le tintamarre militaire des flottes, il attendait intensément une expérience nouvelle. La révélation d’une sensation inconnue.
    Le serveur leur apporta le flacon de vin et trois gobelets transparents que Jean identifia comme étant l’œuvre de verriers persans.
    — C’est incroyable. Mes amis, je vous affirme que notre roi Henri ne boit pas ordinairement dans une verrerie d’une telle finesse. Que l’on vienne ici perdre ou gagner des fortunes est banal en soi. Sous ces lustres de Venise que tu nous faisais justement remarquer tout à l’heure, je suis effectivement stupéfait du luxe étalé dans ce lieu public où les soldats éméchés se jettent dans nos jambes l’insulte aux lèvres.
    — C’est Goa, répliqua Pyrard. Le pire et le meilleur confondus en un tout à la disposition de tous.

    La violoniste avait commencé à jouer. La mélodie douce et prenante était à peine audible dans le brouhaha des conversations.
    — Mais taisez-vous à la fin !
    François s’était retourné vers eux pour leur chuchoter son cri d’indignation.
    — Écoutez cette jeune femme. Elle fait vibrer cet instrument barbare comme une harpe céleste. J’ignorais qu’il existait des sons aussi limpides.
    Ils se moquèrent de lui. Il insista pour qu’ils fassent silence un moment, au moins par politesse. L’élégance des gestes de l’artiste tirant et poussant son archet avec une délicatesse tendre était inattendue dans l’ambiance virile de la maison de jeu. L’air qu’elle interprétait était mélancolique, et la passion de son jeu était en désaccord avec le visage hermétique de la violoniste. François y lisait – à tort peut-être – une résignation sereine, le chagrin d’être là, très loin de chez elle, la déception de n’être pas appréciée et pire, de n’être pas écoutée ni même entendue. Il percevait la tristesse de l’âme en perdition d’une culture bousculée. Du mépris pour un public barbare ? Il n’en

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