L'arbre de nuit
inquiétait la nature qui s’était tue, saisie de l’angoisse sourde générée par les éclipses de soleil et les phénomènes naturels anormaux. Dans les hortas, les papillons s’étaient faits discrets. Dans la campagne alentour, le bétail agacé par les mouches et les taons fouettait l’air de la queue, les poules couraient en tous sens et l’on sentait que l’humeur exécrable des coqs tentait de cacher leur désarroi. On chuchotait presque sur les parvis des églises où l’on parlait haut d’habitude, et ils se vidèrent rapidement. Les palanquins se hâtaient de rentrer avant la pluie. Ils avaient déjà renoncé aux tentures de cotonnades, de velours ou de soie pour adopter une vêture appropriée en cuir ou en toile épaisse. Les serviteurs avaient transformé de la même façon les parasols en parapluies en remplaçant la soie des sombreiros par des étoffes cirées.
Goa était prête à recevoir la grande mousson.
Sur les cinq heures, la nuée s’assombrit encore jusqu’à un noir de cataclysme. Une bourrasque fit courir des risées sur la Mandovi et mit les cocotiers en effervescence. En atteignant la ville, elle souleva les derniers tourbillons de poussière de la saison sèche, fit s’envoler les éventaires de quelques marchands imprévoyants, enleva des chapeaux, chahuta les palanquins pour faire peur à leurs occupantes et tenta d’arracher les parasols des mains de leurs porteurs. La chaleur tomba d’un coup et une bouffée fraîche d’odeur de vase traversa l’air devenu plus léger. La première goutte s’écrasa par déférence sur la place du Palais, puis une autre, dix et mille suivies d’un rideau de pluie drue qui balaya le Campo en crépitant sur les dalles et sur les toits. La mousson était arrivée.
La cataracte rafraîchissante eut pour effet de faire rentrer les Portugais et sortir les Indiens. François et Jean qui étaient venus prendre le pouls de Goa sur le parvis du Bom Jesus avaient trouvé refuge sous le porche de la maison professe. Les fidalgos refluaient en houspillant leurs bhoïs qui ne les mettaient pas assez vite à l’abri, se frayant difficilement un chemin à travers un peuple en liesse. Dans tous les quartiers, on se préparait depuis des heures pour ne rien manquer du début.
Laissant Jean renfrogné attendre que la pluie cesse un jour, François se lança dans la foule comme un épagneul dans une mare aux canards sauvages. La ville indienne entière était dehors, battant des mains et dansant ruisselante sous l’averse, dans l’eau jusqu’aux mollets et vêtements collés au corps. Les femmes semblaient enduites de peinture comme des bois polychromes sous leurs voiles devenus transparents qui épousaient leur corps, et ces milliers de femmes nues teintes de couleurs vives se balançant bras en l’air semblaient les prêtresses d’une cérémonie orgiaque. Comme une fête spontanée de la fécondité, le retour de la grande mousson annonçait à l’Inde les fleurs, les fruits, les baies et le riz à venir. Le prétexte était légitime pour rendre grâce aux dieux pour tous leurs bienfaits passés et pour leurs attentions futures. Que les prêtres chrétiens le veuillent ou non, la mousson était manifestement, mieuxque les gravures des catéchismes, la preuve du grand ordre de l’univers.
Au moment où il atteignait la Rua Direita, un front d’eau boueuse descendant de la montagne passa en grondant devant lui, poussant de sa vague de tête des détritus innommables, déchets putréfiés, viscères de l’abattoir du Mata-vaca , déjections humaines et animales, carcasses momifiées de rongeurs que les chiens avaient compissées de dégoût. Goa se débarrassait de l’écume accumulée dans ses recoins sordides en imaginant faire peau neuve. Collectée par le flot le long du Leilão, une masse échevelée de paille de riz servant aux emballages, d’herbe sèche et de végétaux morts cachait comme elle le pouvait en se mêlant à lui le flot de pourritures dévalant vers la mer. Transformée en égout à ciel ouvert, l’élégante Rua Direita était infranchissable. Elle le resterait quelques heures encore, jusqu’à ce qu’elle ait fini de collecter et d’évacuer l’amas de menues épaves qui retardaient son cours. Se heurtant en aval au barrage du palais du gouverneur, le flot avait trouvé un déversoir solennel en s’engouffrant sous l’arc des vice-rois. La mousson commençante avait des allures de petite catastrophe
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