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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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naturelle.

    Dès qu’elle fut déchargée de son costume de parade, libérée de sa coiffure extravagante et nettoyée de ses couches de fards, Margarida rejoignit son mari à l’une des fenêtres du grand salon. Elle contempla le déluge et le Campo do Paço inondé avec une curiosité teintée d’une légère inquiétude. La maison vibrait sous leurs pieds, car le torrent boueux venait buter contre leur porche. Il avait inondé au rez-de-chaussée les quartiers des domestiques, l’écurie et les resserres. Leurs gens qui avaient l’habitude de ces débuts spectaculaires de la saison humide dans les quartiers bas de Goa avaient évacué plusieurs jours auparavant les réserves de vivres, l’épicerie et les meubles vers les étages, et suspendu les palanquins au plafond de leur remise. Dom Alvaro avait ordonné de conduire les chevaux à la horta car ils se seraient affolés dans leurs stalles. Les domestiques s’affairaient en tous sens mi-fâchés et à demi joyeux,sans être vraiment utiles à quelque chose puisqu’il ne restait rien à faire. Faute d’être autorisés à aller patauger au dehors, ils participaient par leur effervescence à la fête collective de la mousson.
    Le lavage à grande eau des rues, des caniveaux et des collecteurs mettrait pour un temps en déroute les larves d’insectes et les miasmes emportés vers le fleuve. Malgré l’intérêt sanitaire de ce grand nettoyage, la Rome de l’Orient détestait la saison humide, s’agaçait de ses inconvénients, sentait se réveiller ses rhumatismes et s’inquiétait des risques accrus de gangrène pourrissant la moindre blessure. Sa crainte était surtout de voir se gâter les cargaisons qui attendaient d’être chargées à bord des caraques de retour.

    Dans les faubourgs, Goa l’Indienne s’anima, réveillée par ces ondées toniques. Une formidable odeur d’humus porta jusqu’à la ville la gratitude de la végétation. Les plaines à riz qu’un chaume brunâtre faisait ressembler à des aires à battre se remirent à vivre au rythme du calendrier agricole et se peuplèrent d’esclaves au travail. Les rizières prirent en quelques jours, quand brillait le soleil, leur vert presque insoutenable que l’on aurait cru émis par une source de lumière intérieure. Partout, la terre calcinée se recouvrit d’un duvet couleur d’espérance. Les fleurs s’ouvrirent dans les champs et dans les hortas, en semis, en bouquets, en arbres, en buissons, en grappes, en touffes, en girandoles. Goa redevint un jardin botanique. Vishnou huma à nouveau à pleines narines les offrandes de basilic plantées pour lui dans les jardins indiens, et son épouse Lakshmi lui massa plus tendrement les pieds.

    Le quotidien se réorganisa comme à l’accoutumée dans une ville venteuse et trempée. Chaque averse libérait des ruisseaux en crue dans les rues descendant du plateau. Elle ouvrait de nouvelles gouttières sauvages, s’insinuant aussi aisément sous les tuiles cossues qu’à travers les toits de palmes. Selon la fortune des occupants, écuelles en terre cuite, bassins en cuivre, en porcelaine de Nankin ou de Canton, calebasses ou seaux de bois dressaient dans tous les intérieurs des petitsbarrages contre le déluge. Tuswadi, l’île de Goa tout entière était une flaque de boue couleur de mangue qui déteignait sur ses deux fleuves bordiers. Au plus fort des orages, quand les précipitations drues martelaient le sol, des éclaboussures constellaient de rouge les pieds des murs. Ces taches de terre diluée s’accumulaient en bande colorée plus dense de jour en jour. Elle montait le long des maisons blanches comme si la boue engloutissait la ville. Musulmans et Indiens traînant sur leurs talons leurs pantalons de coton blanc se crottaient de rouge jusqu’aux mollets comme les fouleurs de raisin aux vendanges.

    Il ne pleuvait pas continûment mais Goa s’était mise à vivre une succession de jours maussades. Libéré de sa longue attente, le plafond opaque n’était pas pesant, ni uniforme, ni encombré de ces nuées sans contours distincts qui attristaient les ciels normands de la Toussaint. La couverture tropicale était au contraire construite de formes nettes, de gros nuages bourgeonnants projetés jusqu’au plus haut du ciel, de strates bien étagées, de flocons, de volutes, de plumes ou de lentilles en forme d’os de seiche. Une lumière blanche filtrée par les vapeurs jouait à travers cette architecture gigantesque

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