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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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compatriotes européens aventurés ici a une conséquence inéluctable sur la société de Goa. Elle explique la corruption des officiers et le relâchement des mœurs.
    — Je suis d’accord avec toi qu’elle les légitime d’une certaine manière. Ici, tout en servant la couronne et la maison de l’Inde, on doit d’abord vivre très vite. S’enrichir d’abord avant qu’il ne soit trop tard. La morale déviante serait imposée par l’environnement naturel ?
    — Plus ou moins. Les exemples sont éloquents, quand une épidémie peut vider en quinze jours une rue de tous ses habitants. À part les religieux venus faire des chrétiens, personne ne fait le voyage aux Indes par amour d’autrui. La règle de ce jeu pervers est de profiter aussitôt de sa fortune, de jouir du mieux possible de la vie avant qu’elle ne vous quitte, en espérant bien sûr revenir assez riche pour assurer ses vieux jours. Sinon, pourquoi être venu jusqu’ici à si grand risque ?
    — À part toi, arrivé par accident, et François et moi débarqués par pure curiosité, lui d’une terre mythique, moi des vertus des herbes. Au moins sommes-nous immunisés tous les trois contre la fièvre de l’or.
    — Qui sait ?
    — En tout cas, nous n’en ressentons pas les symptômes.
    — Te prendrais-tu le pouls chaque jour avec angoisse ? Ou avec impatience ?

    Légèrement gris, François qui buvait rarement sentit croître une telle bouffée de tendresse pour Asha que les larmes lui vinrent aux yeux. Il se sentit brusquement terriblement seul. Il se demanda ce qu’il était venu faire dans cette ville si contraire à sa pratique de la vie. Étranger au peuple indien dont la philosophie et la vie naturelle le bouleversaient, il était tout autant exclu de la société goanaise et il était d’ailleurs heureux de ne pas lui appartenir. Son apparence traversait Goa sans plus peser que son ombre. Il ne s’était jamais posé à Dieppe la question de son devenir. L’atelier de Guillaume Levasseur avait empli son univers physique, affectif et intellectuel. Il y avait été heureux, fier d’apprendre et de pratiquer un art difficile, d’acquérir un savoir au-dessus du commun. Et maintenant, la perspective de rendosser tranquillement sa vie ordinaire et sa blouse de travail qui l’attendaient suspendues à un clou lui traversa la tête comme une condamnation.
    Il s’affola. Où était donc désormais son varna à lui ? Au retour de ce transit sous le tropique lumineux où il n’avait pas sa place, retrouverait-il l’enthousiasme dont ont besoin les hommes, comme l’eau est nécessaire aux plantes ? Il comprit pourquoi Jean repartait sans cesse dans un nouveau voyage. Peut-être serait-il lui aussi condamné à l’errance pour ne pas s’enfoncer dans la mélancolie ?
    À moins de ne pas rentrer.
    Il lui vint à l’esprit que Margarida ne pouvait pas être heureuse sous l’accoutrement grotesque dans lequel il l’avait rencontrée à la messe. Elle ne pouvait avoir trouvé le ferment de son épanouissement dans le carcan de la société de Goa, recluse dans son propre intérieur et en représentation permanente au-dehors. Il décida que c’était impossible. Il allait la sauver de ce piège. Ils allaient s’échapper ensemble des conventions sociales insupportables vers un refuge indien hors du temps et connu d’eux seuls.
    Et Asha ? Encore ému de la douceur de son amante, il se sentit honteux et médiocre. Il trompait indignement deux femmes que leur condition et leur culture opposaient sans qu’il parvînt à les départager. Celle qui le bouleversait et cellequi le comblait de tendresse. Il était atterré d’une superficialité dont il ne s’était jamais senti coupable jusqu’à ce samedi câlin devenu sans qu’il y prît garde son jour de vérité.

    — Comptes-tu passer la nuit ici, le Dieppois ?
    Ses compagnons étaient debout et s’apprêtaient à partir. Il licha les dernières gouttes de son verre pour manifester sa réalité et se leva, s’assurant de la main à la table. Il était vraiment ivre. Il les suivit en mesurant ses pas, imaginant masquer une ébriété qu’il assumait mal, se recalant au toucher aux références solides d’un environnement fluctuant. Parce qu’il fut surpris de ne pas la trouver fraîche, la nuit lui sembla plus étouffante encore que l’intérieur. La lune venait de se lever et montait à travers les palmes. Un homme aux yeux morts accroupi sur le seuil le

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