L'arbre de nuit

prenaient par accident. Inspectés, rincés, séchés, réparés par les ramendeuses, les filets faisaient l’objet d’une véritable industrie de combat. Les femmes étaient aussi pêcheuses à pied sur l’estran, ce territoire hybride partagé selon le balancement des marées entre l’homme et la mer. Traquant les praires et les palourdes enfoncées dans le gros sable, les coques, les oursins, les bulots, elles disputaient les moules aux algues brunes accrochées aux rochers. Dans l’eau jusqu’à la ceinture, elles poussaient leur haveneau à la poursuite des crevettes grises. Gagnant peu à la pêche, chaque famille subsistait grâce à la somme des insuffisances glanées durement par ses membres.

    Jean déroulait chaque jour une série de questions nouvelles. Ce lundi, leur entretien serait le dernier car il attendait son coffre le lendemain à Rouen. François avait déjà couru Dieppe pour n’oublier dans ses adieux aucune relation ni cousin.
    — Quand s’élevaient chez nous les cathédrales, si je t’ai bien suivi, nous aurions donc perdu le fonds antique de la géographie, son étendue, le rayon de la Terre, tant de données fondamentales sur notre monde.
    Le cartographe se passa la main sur la tête.
    — Disons que nous les avions égarées. Les géographes scolastiques distinguaient l’espace à vivre des hommes et les secrets inaccessibles de Dieu. Le monde latin et ses bordures formaient une manière de disque circonscrit par l’océan périphérique comme par un fleuve.
    — Le bord du monde ?
    — Non. Ils s’accordaient sans discussion sur la rotondité de la Terre. Ce n’était pas une limite physique. Au-delà commençait un domaine satanique dans lequel il ne convenait pas de s’aventurer. Une frontière théologique si tu préfères, un espace réservé et obscure interdit aux chrétiens où il n’y avait d’ailleurs rien à voir d’utile, ni dessus, ni dedans ni au-delà.
    Jean se planta devant le cartographe.
    — Je sens bien que la prétention des laïcs à expliquer rationnellement la sphère du monde ne saurait entrer en conflit ouvert avec l’Église ni transgresser ses commandements.
    — Les dogmes ne sont pas négociables.
    — Cela dit, des repentirs vont devenir très vite indispensables en ces premiers jours du nouveau siècle.
    — L’image biblique du monde est en effet mise à mal par la géographie constatée.
    — L’imposture ne peut pas durer longtemps.
    — La négation systématique des antipodes par saint Augustin avait été le motif de la réfutation de la proposition de Colomb de rejoindre l’orient en faisant route à l’ouest. Les révélations du Génois ont ébranlé l’ordre scolastique du monde. Le Saint-Office n’a pas ressenti les effets de ce séisme mais les exégètes se sont remis discrètement au travail.
    — Le ver est dans le fruit.
    — Il hiberne.
    Guillaume se mit, tout en parlant, à tailler une plume avec attention à l’aide d’un petit couteau à manche de corne.
    — Cela dit, beaucoup de religieux érudits sont d’une grande ouverture d’esprit. Certaines congrégations ne lisent plus les Écritures avec les mêmes yeux. De toute façon, la controverse est dépassée. Le monde est en train de se dessiner qu’on le veuille ou non. Il faudra bien s’en accommoder, que l’on soit chrétien, musulman, hindou ou agnostique.
    L’apothicaire royal jouait avec un in-octavo dont il faisait courir les pages sous ses doigts.
    — Guillaume, j’en viens à une vraie question. Qu’en est-il du paradis de Colomb ? J’ai visité cette région de la Guyane et de l’Amazonie. J’y ai vu un fleuve d’une prodigieuse largeur mais j’y ai rencontré des anthropophages noirs comme des démons plutôt que des créatures séraphiques. Le pivot de l’univers pourrait-il s’appuyer là sur le paradis des justes ?
    Au moment où Vasco de Gama arrivait à Calicut, Colomb faisait son troisième voyage aux Terres Neuves. Il avait écrit aux Rois Catholiques avoir eu l’impression que son navirepeinait à monter une pente. Très loin au large, l’eau de mer peu salée révélait qu’un fleuve puissant s’écoulait de la terre vers laquelle il se dirigeait. Or, quatre fleuves coulent de l’Éden selon la Bible. C’étaient peut-être là des indices sérieux du paradis terrestre.
    Le cartographe cessa de s’occuper les mains et reposa la plume et le scalpel sur la table.
    — Il arrive que les Écritures