L'arbre de nuit
suggérée des rives de Cacilhas, leur regard traversait le Baixo Alentejo, franchissait la Serra de Monchique, l’Algarve et Sagres, le promontoire sacré où avait vécu le prince Henri. Plus loin encore, la terredes Maures, la Mine et le cap de Bonne Espérance conduisaient à l’Inde enfin, où leur imagination se posait, épuisée de fatigue et de bonheur.
Au-dessus d’eux, le château São Jorge de l’Alcáçova conservait la mémoire des grandes heures de la conquête. Là-haut, João Second avait accueilli Bartolomeu Dias revenant du cap des Tempêtes et Manuel Premier, Vasco de Gama rentrant de Calicut. Dégringolant de la vieille citadelle maure comme un éboulis, les toits imbriqués se bousculaient au fil des ruelles, des impasses et des escaliers, jusqu’à mourir sur le mur d’enceinte de l’arsenal des galères. Alignés face au fleuve, les navires de combat effilés semblaient prêts à contrer un improbable retour des envahisseurs. Assurant au quotidien des liaisons rapides et la routine des stations de garde à l’ouvert du Tage, ils gagnaient quelquefois la récompense de courir aux Maures comme jadis avant la reconquête, en pourchassant les pirates de Salé au cri de Sant’Iago !
Sé, la cathédrale, restait elle aussi sur ses gardes, trapue, ramassée entre ses deux clochers, des tours crénelées comme des donjons de château fort. Plus loin vers l’ouest, le regard plongeait vers la Baixa, une vallée de tuiles, un désordre ocre rose au travers duquel la Rua Nova gravait la rectitude d’un urbanisme d’État. La vue rebondissait sur les pentes du quartier du Chiado, planté du signal ambitieux de l’église du Carmel. La façade voisine abritait derrière une sobriété ostensible São Roque, le couvent des jésuites. Alentour, la Compagnie de Jésus mêlait subtilement les aristocrates de sa clientèle aux gens du peuple sur les hauteurs du Bairro Alto, au plan aussi carré que la règle selon Ignace de Loyola. Au-delà, après Belém, Estoril et Cascais, c’était l’Atlantique.
Aussi loin que portait leur regard, des fumées montaient droit ou se déchiquetaient au contraire quand le vent donnait vie à d’innombrables moulins. Leurs voiles blanches tournaient alors sur les lignes de crêtes, translucides sur le ciel comme des fleurs de pissenlits soufflées par des amoureux.
Ils avaient pris à bail la pièce constituant le second étage d’une maison étroite de l’Alfama dont le rez-de-chaussée étaitoccupé par la boutique de José Rebelo. Ils l’appelaient entre eux Pépé José, traduction la plus appropriée du Tio José affectueux dont on le saluait dans la rue de São Pedro. Son commerce de morues salées embaumait tout l’immeuble, selon François qui affirmait respirer avec bonheur l’air de Dieppe. Il tentait de faire apprécier à Jean la différence entre l’odeur agressive du poisson d’étal et la senteur mesurée et goûteuse de la morue salée. L’apothicaire royal restait très réservé quant aux effluves tenaces de ce quartier de pêcheurs.
Tio José avait tenu à leur expliquer l’anormalité de son adresse dans une rue inadéquate appartenant aux poissonnières de pêche fraîche, puisque son commerce relevait de la rue des bacalhoeiros, territoire de la corporation des morutiers. Il jetait autrefois ses filets sous le nez des sardines et des aloses du Tage en compagnie des pêcheurs de sa rue. Carlota, sa femme, était morte depuis longtemps en mettant au monde Rafaela, leur fille cadette. Une rafale inattendue lui avait fait perdre quelques années plus tard son bateau et son fils aîné. Un confrère l’avait lui-même sorti de l’eau par les cheveux. Il avait alors décidé de distribuer ses engins de pêche à ses voisins et de consacrer son local libéré au détail sédentaire des morues sèches. L’étage qu’ils occupaient aurait dû héberger le ménage de son fils s’il avait eu la sagesse d’abandonner la pêche avant de se noyer.
Rafaela aidait son père dans son commerce et tenait la maison. Elle portait des seins menus sous une blouse blanche vaporeuse. Son tablier brodé de fleurs personnalisait une jupe en laine rouge gonflée par une superposition de jupons tombant à mi-mollets. Elle vivait bras et pieds nus et hâlés. Un foulard coquet empaquetait ses cheveux courts d’un châtain sombre, ce qui surprit François, habitué aux nattes blondes des Normandes. Ils s’étaient aussitôt plu tels quels. La
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