L'arbre de nuit
ajouter à leur ouvrage les découvertes inconnues des anciens : l’Afrique tout entière et les terres neuves outre-Atlantique. Que lis-tu ici ?
— America. J’y suis allé. Et alors ?
— C’était la première fois que le nom était porté sur l’Amérique méridionale. Parce qu’on venait de l’inventer dans l’atelier des Vosges.
— Il y a tout juste un siècle si je compte bien. Et pourquoi ce toponyme ?
— Une anthologie en langue latine rassemblant les écrits de plusieurs navigateurs venait de paraître en Italie. Ce livre qui connaissait un immense succès semblait attribuer la découverte de la terre inconnue gisant dans le sud de l’Asie supposée à un voyageur florentin, Amerigo Vespucci. Les éditeurs de la mappemonde ont cru légitime de dédier à ce voyageur le continent nouveau. Ils ont gravé son portrait ici, faisant face à celui de Ptolémée.
— C’était une usurpation ! La découverte d’un nouveau monde revient à Colomb. Il l’a très justement revendiquée.
— Une erreur historique à ne pas colporter. Colomb n’ajamais parlé de nouveau monde. Il lisait tout autour de lui les preuves qu’il avait atteint comme il l’espérait la Chine et les parages orientaux de l’Inde en faisant route à l’ouest.
— J’imagine que l’on peut difficilement prendre très longtemps un Arawak tout nu pour un Mandarin.
Sans vraiment distinguer un Mandarin d’un « Araouac », Yvon, qui faisait barboter une nouvelle préparation d’encre sous le manteau de la cheminée, pouffa en imaginant deux monsieur d’Amblimont face à face, l’un en notable oriental enturbanné de tissus d’or, l’autre sous la posture d’un sauvage vêtu de chausses en plumes de coq. Il ne disposait que de ce volatile en mémoire pour habiller monsieur le comte car il n’osait pas l’imaginer tout nu.
— Tu raisonnes a posteriori, Jean. Le modèle grec retrouvé dirigeait la pensée. La réalité devait correspondre à la théorie. Colomb a tenté d’insérer les paysages qu’il découvrait dans le schéma du monde considéré en son temps comme acceptable par toutes les parties scientifiques et religieuses. Il ne foulait pas une terre inconnue. Il était en Chine ou dans ses abords immédiats.
— Et qu’est venu faire ton Amerigo Vespucci là-dedans ?
— Rien. C’était un grand voyageur comme toi. L’agent commercial des Médicis à Séville. N’as-tu jamais entendu parler de lui à Paris ? Même à la cour ? C’est incroyable.
— Je confesse ignorer ce nom et cette mappemonde m’était inconnue.
Levasseur se tourna vers François.
— Quand je te dis que notre peuple ignore tout de la mer et de l’outre-mer !
Il revint vers le visiteur.
— Amerigo Vespucci avait simplement écrit qu’il avait vu un monde nouveau. C’était d’ailleurs exact puisqu’il s’agissait d’autre chose que la Chine. C’était l’Amérique méridionale découverte peu de temps avant ses voyages. Les cartographes de Saint-Dié lui ont attaché accidentellement son prénom selon l’usage sans qu’il n’eût rien fait pour cela.
— Et l’erreur n’a pas été relevée ?
— Dès que les apprentis sorciers se sont aperçus qu’ils s’étaient mépris, ils ont remplacé America par Terra Incognita, en prenant soin de rappeler qu’elle avait été découverte par Colomb. Mais le nom était si flamboyant qu’il est resté.
— La France a inventé l’Amérique ! Je pense que le roi lui-même l’ignore.
— Tu lui raconteras. Vingt ans après la mort de Colomb on a découvert les mines d’or et d’argent du Mexique et du Pérou.
— L’Eldorado mythique !
— C’est à ce moment-là seulement que nous, les cosmographes, avons acquis la certitude que cette America n’était pas la Chine de Marco Polo ni l’Inde. C’était un continent inopiné. Il était d’ailleurs bien gênant parce qu’il barrait du nord au sud la route vers les Moluques. Nous l’avons admis après le voyage de Magellan. Ces érudits vosgiens perspicaces l’avaient imaginé avant.
Pendant ce colloque sur la façon dont on était passé du monde hypothétique au monde constaté, François se torturait pour trouver le prétexte sous lequel il allait relancer son projet de voyage en Inde. Brusquement, Jean se tourna vers lui et lança :
— Tu te disais prêt à partir aux Indes orientales, jeune homme ? J’ai l’habitude de voyager seul mais je m’interroge
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