L'arbre de nuit
senhorita Rebelo préparait leurs repas et entretenait leur logis, étant entendu que, hors de la morue qu’elle savait accommoder de plus de trois cents façons, toute fantaisie, viande ou autre poisson, devait lui être apportée par leurs soins. Bacalhau fut le premier mot retenu par François.
Il s’était mis à la pratique du portugais avec le concours bénévole de Rafaela. Elle engrangeait manifestement le français plus vite qu’il ne maîtrisait la langue de Camões mais ses progrès étaient encourageants. Jusqu’au jour où une incursion malencontreuse de Tio José en pleine séance de travaux pratiques dans le grenier chaud et tranquille avait mis fin à coups de morue verte à ces cours particuliers bien utiles. Jean avait alors décidé premièrement que leurs conversations se dérouleraient exclusivement en portugais, deuxièmement que, pour acquérir un accent acceptable et un vocabulaire d’usage courant, François serait dans la rue à l’aube au retour des pêcheurs et qu’il s’y ferait des amitiés linguistiques. Il se frayait donc chaque matin un chemin coloré et bruyant entre les étals et les commères de la rue de São Pedro, traversait la placette de São Rafael où l’on voyait encore une tour du rempart arabe, traversait le vieux quartier juif et arrêtait sa course rue des Bacalhoeiros.
Un hôtel étonnant s’y était élevé. Propriété des descendants du grand Albuquerque, ce qui était en soi remarquable, les pierres de sa façade étaient taillées à facettes comme des pierres précieuses. On l’appelait la Casa dos Bicos, la maison des pointes. Ou des diamants parce qu’elle ressemblait, selon ce que croyaient savoir quelques riverains avertis, à un palais diamanté de Ferrare. L’étrangeté de cette construction lui valait un attroupement presque permanent de Lisboètes. Ceux qui en avaient le loisir dans les autres quartiers arrivaient en visite. Ils voyaient dans cette curiosité une matérialisation ornementale des joyaux serrés dans les chambres fortes de la Maison de l’Inde.
Les Armazéns. Selon la rumeur les rais de lumières tombant de vasistas quadrillés par des barreaux laissaient deviner dans la pénombre des entrepôts interdits des monceaux de trésors, l’ivoire en buissons, la nacre et les perles à pleins couffins. La beauté de l’Orient s’était cristallisée là, disait-on, comme au cœur d’une géode. Diamants, pierres fines et cristaux fabuleux s’échappaient des coffres et roulaient par terre à peine leurs couvercles de fer étaient-ils libérés de leurs verrous.On se regardait d’un air entendu en apprenant que parmi les quelque quatre-vingts membres de son personnel, gardiens, secrétaires, magasiniers, peseurs, priseurs, notaires, manutentionnaires, comptables et juristes, la Casa entretenait deux joailliers occupés à plein temps par les gemmes, l’ambre, le corail et le musc.
Les étrangers exclus de ce secret d’État découvraient la prospérité de la nouvelle capitale du monde dans le quartier de la Baixa. La Rua Nova dos Mercadores, la nouvelle artère commerçante, traversait la ville basse d’un trait étonnamment rectiligne, étirant sur plus de quatre cents pas son large pavement d’empedrado dont les motifs décoratifs noir sur blanc paraient le sol comme un tapis. L’ordonnance inusitée des façades à étages sur arcades, le revêtement de pierres de la rue étaient d’une nouveauté architecturale stupéfiante. Une sorte de retour à l’ordre minéral romain, du temps où Lisbonne était Felicitas Julia, un castrum dédié à Jules César dont on trouvait encore des bribes à l’Alfama. Les étalages de la Rua Nova étaient dignes de cet écrin dont les pierres de taille étaient venues à grands frais des carrières de Porto. Comme une récompense de ses efforts et de ses larmes, la Reine du Tage était un fabuleux bazar.
Dans l’ombre des échoppes des orfèvres, des lapidaires, des ébénistes, des peaussiers et des marchands de curiosités mirobolantes, les tissus peints en balles et en rouleaux, les tapis, les métaux précieux, les bois tropicaux, les pierres dures, les coquillages, le corail, les objets d’art et les meubles indiens délicats, toutes choses et matières étaient surprenantes, merveilleuses à voir et à caresser, luisantes, résonnantes, sonnantes, éclatantes de couleurs et de sons acides ou graves, clairs ou mats. Jean convenait que Paris n’offrait aucune artère
Weitere Kostenlose Bücher