L'arbre de nuit
départ. Vingt mille quintaux de poivre de la côte de Malabar et quinze mille quintaux d’autres épices collectées par les galiotes, gingembre, muscade des îles Banda, girofle de Ternate et de Tidore, aloès aquilaria ou bois d’aigle, macis, benjoin, musc, civette et bois de santal se manifestaient loin alentour. Les sentinelles indiennes conservaient de leurs pratiques religieuses interdites le goût de faire brûler le soir, comme des encens, les grains échappés des sacs. Ces épices incandescentes, les girofles surtout, qui éclataient en étincelles sèches, contribuaient à exacerber les nuits capiteuses de Goa.
Venues de Macao, les porcelaines que l’on allait s’arracher aux enchères à Lisbonne gisaient pour le moment en tas désordonnés comme dans un immense évier. L’anil ou indigo faisait la fortune de Surat. Les soieries de Perse et les tapis de Turquie arrivés d’Ormuz s’empilaient à l’étage d’un entrepôt particulier, servant de couches somptueuses aux siestes de gardes-magasins désoccupés. Les lingots d’argent, les sacs de perles de Barhein, les pierres d’agate, de cristal de roche et de cornaline, la sardoine du Cambay, les grenats de Ceylan, le jade et le lapis-lazuli, les diamants de Golconde étaient serrés à l’écart dans une maison forte gardée par un détachement armé en guerre. Le risque d’un raid massif des carapuças sur ce trésor tentateur était si grand que les soldats, même en dehors de leur tour de garde, restaient éveillés et tremblants toute la nuit derrière leurs barricades. Traversés d’éléphants et de convois de chevaux arabes, les entrepôts des Indes avaient l’allure d’un de ces caravansérails saturés de ballots gris de poussières à Palmyre, Pétra, Samarkand ou Ispahan dont les noms magiques s’égrenaient depuis la nuit des temps le long des routes de la soie. Les chargements de la Carreira attendaient humblement leur heure éblouissante, tels ces trésors en devenir déchargés à même les bouses séchées des caravanes parce que les nomades des steppes et des déserts ne prêtaient aucune attention à ces marchandises sans utilité.
À la mi-juillet, au plus fort de la saison des pluies, la Ribeira fut agitée par un incident survenu à l’un des galions. L’eaumonta rapidement dans les fonds du Sào Joào Evangelista qui, heureusement, s’échoua de guingois sur un banc peu profond. Cinq plongeurs indiens s’immergèrent pendant plusieurs heures. On disait sur le rivage noir de monde que leurs longs cheveux seraient aspirés vers la coque par le courant de la voie d’eau, permettant ainsi de la détecter. Cette technique qui se discutait passionnément sur la rive semblait relever plutôt de la légende que d’une pratique avérée. Les courageux plongeurs dont les interminables apnées s’expliquaient sans doute par une discipline mentale de yogi promenèrent en vain leurs têtes le long de la carène. Ils n’y découvrirent rien de notable. Il fallut donc vider entièrement le navire des futailles d’eau et de son lest de pierres avant de le mettre à la gîte sur un bord puis sur l’autre pour inspecter la carène et reprendre plusieurs lignes de calfatage qui avaient lâché. Les spectateurs remerciaient le ciel d’avoir été clément envers les futurs passagers du navire en prévenant leur naufrage. On imaginait bien que des centaines d’autres coutures étaient prêtes à s’ouvrir traîtreusement. Tant de dangers, de récifs, de vagues et de vents hurlants étaient accumulés sur la route, que nul n’avait songé jusqu’alors à la perspective de faire naufrage par la simple malveillance sournoise de quelques malheureux cordons d’étoupe. Un millier d’âmes et quelques milliers de quintaux de marchandises précieuses s’enfonceraient tranquillement, bêtement, par grand calme, dans des eaux infestées de tiburons, pour une ficelle goudronnée ne valant même pas un bazaruco.
Dans la dernière semaine d’août, les pluies auxquelles on ne prêtait plus attention s’espacèrent. Des journées entières de ciel bleu annoncèrent l’approche de l’intersaison. Les rouleaux étaient moins violents sur les plages. Les femmes en saris et les enfants nus recommencèrent à se laisser submerger en riant par les vagues dont le reflux ne tentait plus de les noyer en les entraînant au large.
Le 30 août une voile montant de l’horizon fit sonner le branle-bas de combat dans les forts de
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