L'arbre de nuit
l’Aiguade et des Reis Magos. Ce ne pouvait déjà être la flotte. Craignant une avant-garde hollandaise, le gouverneur fit armer en hâte la douzaine de galères qu’il tenait en alerte. Cinq ans plus tôt, dix flûtes armées en guerre avaient croisé pendant trois semaines devant la barre. Il s’apprêtait à conduire lui-même les galères à l’abordage quand on identifia une caraque portugaise. On reconnut le lendemain Nossa Senhora da Penha da França . Elle arborait le pavillon d’un nouveau vice-roi.
Quand elle salua la terre à la barre de Panjim le 1 er septembre, on apprit qu’il s’agissait de dom Rui Lourenço de Tavora. Ils avaient quitté Lisbonne au plus tôt, sans attendre l’appareillage de la flotte de cinq grosses caraques aux ordres de dom Manoel de Meneses et de trois autres arborant la marque de Luiz Mendes de Vasconcellos. Goa se mit à bourdonner. La conjonction du retour des beaux jours, de l’arrivée prochaine de la nouvelle flotte de Lisbonne et de l’installation d’un vice-roi annonçait des journées fastes.
Malheureusement on comprit du même coup avec consternation que la colonie allait perdre son gouverneur. Mendonça était l’objet d’une véritable vénération et d’une confianceabsolue. Il était depuis si longtemps garant de l’ordre moral et de la sécurité de l’Inde que l’on pensait qu’il était là depuis toujours. Son départ était ressenti sourdement comme une catastrophe et faisait l’objet de toutes les conversations. Dom André aurait mérité bien plus que la plupart de ses prédécesseurs le titre de vice-roi qu’il n’avait pas reçu, restant un Governador da India. Le titre était glorieux mais il n’était pas à la dimension de cet homme au-dessus du commun. On convenait que le roi d’Espagne n’était sûrement pas bien informé des Indes ni du faible nombre de ceux qui le servaient à l’autre bout de la Terre avec intelligence et dévouement. Au fond, Felipe Troisième d’Espagne s’intéressait-il à l’empire du Portugal dont il avait coiffé la couronne par filiation dynastique sans en épouser la culture ? On était d’accord en tout cas pour affirmer que remplacer dom André était une décision aussi injuste que malencontreuse. Les moins énervés suggéraient que le gouverneur était très malade. Les plus optimistes suggéraient que le roi rappelait Mendonça parce qu’il était le seul à pouvoir le conseiller valablement sur l’avenir de l’Inde.
Le départ annoncé d’un homme d’une telle expérience administrative et militaire et d’un tel poids moral était effectivement d’autant plus regrettable que des ombres mauvaises obscurcissaient le ciel de Goa à peine revenue au soleil. Des rumeurs alarmantes circulaient dans les maisons de jeu et dans la société. La pression maritime des luthériens et des anglicans s’accentuait d’année en année. La menace se précisait devant le golfe de Cambay. Quatre vaisseaux anglais croisant devant Surate n’avaient pas insisté quand la forteresse les avait canonnés, mais dom Francisco Rolim, capitaine de Chaul, le plus fort maillon de la ceinture de bastilles établies autour du golfe, venait de tenir difficilement tête à un raid des musulmans conduits par le cheik Abdallah Kariman. Leur attaque massive par la mer et simultanément par la terre semblait être une répétition en vue d’opérations coordonnées à venir. Toutes ces citadelles avaient leur histoire, leurs faitsd’armes, leurs héros. Damão prise et reprise par António da Silveira, par Martim Afonso de Sousa, par dom Constantino de Bragança, Baçaim fortifiée par Nuno da Cunha, Diu et Bombay offerts par Bahadur Sha, le sultan de Cambay en remerciement d’avoir repoussé une invasion des Mongols. Une épopée derrière des murailles glorieuses dont l’éternité commençait à se fissurer.
C’était encore pire dans le sud, la clé des Moluques. La situation était préoccupante à court terme. Des flottilles malaises gesticulaient autour d’Achem et des voiles anglaises avaient été aperçues au large de Malacca. Les Hollandais durcissaient de leur côté leur implantation en Asie. Ils avaient pris pied à Ceylan, l’île de la cannelle. Selon des marchands arrivés de Nagasaki, ils auraient établi une factorerie au Japon. C’était à peine croyable. Les Portugais avaient débarqué à Tanegashima depuis cinq ou six décennies. Ils étaient tenus à l’écart, sans être
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