L'arbre de nuit
jamais parvenus à dérider des Japonais révulsés par le médiocre savoir-vivre occidental. Les Bataves faisaient-ils mieux, chaussés de leurs bottes de mer et éructant leur horrible langue ?
Ce contournement était à suivre avec une extrême attention. Le petit peuple des gens de mer portugais ne suffisait pas à combler inlassablement les rangs des équipages décimés de la Carreira. Les hérétiques, eux, armaient des flottes militaires et marchandes puissantes. Ils recrutaient leurs équipages au sein de larges communautés de pêcheurs de harengs, et cette manière de plancton nourricier semblait capable de faire de ces nations des thalassocraties universelles. Anglais et Hollandais tiraient parti avec intelligence des rancœurs et des rivalités locales indiennes. Écoutant les protestations, servant quelques revendications dynastiques, achetant des complaisances et flattant en toutes circonstances les prétentions protocolaires de roitelets enturbannés de soies de couleurs tendres, ils s’alliaient à bon compte de redoutables armées de guerriers fanatiques. Oui, tout cela était terriblement inquiétant.
Mendonça convoquait conseil sur conseil et ne quittait pas d’un instant le palais du gouvernement. Son successeur prendrait ses responsabilités pour l’avenir mais c’était à lui, un homme de guerre, de lui remettre l’empire en état de défense. D’autant plus que Lourenço de Tavora se rétablissait lentement des grandes fatigues du voyage. Il avait quitté les Reis Magos pour s’installer dans le palais de Daugim, résidence de villégiature des vice-rois en amont de Goa à la pointe est de l’île, le plus loin possible de la mer. L’air y était moins vif. La passation de pouvoir aurait lieu début décembre. Il semblait que le 3, jour anniversaire de la mort de François Xavier, tombait bien pour être une date particulièrement judicieuse si dom Rui était rétabli d’ici là. On était à quinze jours de l’équinoxe. Cela lui laissait deux mois et demi pour s’adapter les poumons au climat goanais.
Lors d’un de leurs rendez-vous hebdomadaires dans la maison de jeu de la Rua dos Chapeleiros, François de Laval qui avait des entrées partout leur révéla les rumeurs filtrant des conseils secrets du palais. Elles parlaient du renforcement de l’armée du sud et de la citadelle de Cochin afin d’y établir une base maritime avancée.
— Doña de Fonseca Serrão va s’ennuyer longtemps toute seule. Quelle tristesse. Si jeune mariée ! soupira Pyrard, ce qui fit sursauter François, déjà de mauvaise humeur car il détestait le lieu.
— Pourquoi ce commentaire ?
— On dit que l’intendant de l’arsenal pourrait s’y rendre en personne dès que la mer sera praticable aux galères, afin d’élaborer le programme des travaux du nouvel arsenal et de les faire hâter.
— Et ton air narquois ?
— Mon cher François, depuis que nous bavardons Jean, toi et moi à longueur de mousson, j’ai cru comprendre par inadvertance que tu prêtais intérêt, en voisin, à cette dame noble qui a voyagé avec vous. Alors, j’ai pensé que ce pouvait être une nouvelle intéressante pour toi.
Il avait mis son bras sur les épaules de François, qui se dégagea.
— Tu penses trop loin.
Pyrard n’insista pas.
— Pardonne-moi cette allusion maladroite. D’ailleurs, la situation dans le sud est tellement grave qu’il est plutôt malvenu d’en plaisanter.
Le couvent de Nossa Senhora da Serra accueillait pour des retraites les femmes nobles en absence temporaire de tuteur ou de mari. La société des fidalgos gérait de façon autoritaire le désœuvrement de ses filles et de ses épouses. Leurs amis, leurs frères et leurs cousins, les officiers de passage, les prédicateurs, tous étaient des traîtres potentiels. Ces maris infidèles étaient bien placés pour le savoir. Ils prenaient leurs précautions. Donc, François allait au contraire être privé de ses courtes rencontres avec Margarida. Il était sûr que Pyrard savait très bien lui aussi cette coutume goanaise et il ne prit pas la peine de la lui rappeler. De toute façon, ses conversations fugitives allaient devenir impossibles dans peu de jours. Son contrat à la Ribeira das Galés qui le rapprochait miraculeusement d’elle arrivait à son terme. Il aurait achevé la révision des aiguilles à la fin du mois. Pouvait-il imaginer solliciter et obtenir un nouveau travail identique l’an
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