L'arbre de nuit
cap de Bonne Espérance, plus loin que les tempêtes australes, là d’où tu reviens ?
— Je n’en sais rien. Je peux te raconter les mangues, les éléphants, des femmes de toutes les couleurs, comme nues sous la pluie. Les odeurs. Oui, les odeurs impalpables, les miroitements de la lumière qui font jouer les ombres. Je rapporte des ombres, Jean. Rien que des ombres. C’est ça l’Inde. »
*
Ce soir-là, campo do Paço, Margarida et dom Alvaro soupaient en tête à tête. Leur conversation s’était limitée comme à l’accoutumée depuis quelques semaines à des banalités sans chaleur quand on amena les desserts. L’intendant de l’arsenal des galères saisit un caramel entre le pouce et l’index.
— Mendonça m’a commandé de me rendre aussitôt dans le sud.
Margarida ne leva pas les yeux de son assiette de confitures.
— Tout Goa sait cette grande nouvelle depuis longtemps, Alvaro. Je vous sais gré de me confirmer ce soir ce que m’ont déjà appris mes amies. Vous allez installer un nouvel arsenal à Cochin. La ville est très mal défendue par sa vieille citadelle. C’est un point faible en effet. Vous agirez très bien. Compliments.
— Vous savez cela ?
— Oui. Je sais aussi que l’on renforcera les garnisons des forteresses de Cananore, de Barcelore et de Mangalore. Eh bien, mon ami, je saurai me passer de vous tout ce temps. C’est bien ce que je dois répondre ?
Dom Alvaro était stupéfait, sa confiserie au bout des doigts.
— Est-il contraire aux usages qu’une épouse ne soit pas totalement idiote ?
— Vous m’étonnez, Margarida. Bien. Puisque vous parlez très à propos des usages, la superintendante de Nossa Senhorada Serra se prépare à vous recevoir pendant mon absence. J’y fais aménager votre appartement.
Margarida leva imperceptiblement les sourcils.
— J’espérais que vous auriez la courtoisie de me dispenser de cette coutume humiliante. Je me suis trompée. Comme souvent. De votre côté, vous trouverez à Cochin assez de domestiques pour occuper vos nuits. Bonsoir, Alvaro.
— Bienvenue, Senhora de Matos. Comment allez-vous ce soir ? Bonsoir, Catarina.
— J’apprends que dom Alvaro t’abandonne, Margarida. Quelle nouvelle ! Restera-t-il longtemps absent de Goa ? Est-il possible que ton mari manque les fêtes de l’intronisation du vice-roi ? Vas-tu faire retraite à la Serra pendant son absence ?
— Hélas oui, Catarina, j’irai à la Serra. Cela ne me réjouit pas. Mais bon !
— On dit que l’on s’y ennuie beaucoup malgré une bibliothèque réputée. Moi, la lecture m’ennuie. Il paraît que l’on trouve des ouvrages étonnants sur une certaine étagère supérieure, parmi des livres édifiants et des vies de saints !
— Des livres licencieux à la Serra ? Des médisants sans aucun doute. Enfin, c’est la coutume et je m’y résignerai. Nos hommes craignent de laisser leurs femmes sans surveillance, Catarina.
— Ont-ils vraiment tort, ma chérie ? Bonsoir, dom Joaquim ! Quel plaisir de vous rencontrer ce soir chez Margarida et Alvaro. Maria Leonor se remet-elle de son entorse ? La pauvre. Mais quelle folie ! Qu’allait-elle faire sur le dos de cet éléphant ? Les palanquins sont si commodes et sans danger. Dites-lui tous mes vœux. Vous le promettez ?
Une rumeur de cohue montait de la rue, alimentée par le piétinement et les interjections d’une fourmilière de domestiques qui débordaient sur la place du palais. Le tumulte contenu était percé d’entrechoquements de chaînes, d’étriers, de tous les anneaux d’argent doré des harnachements, de tintements d’épées de parade, de claquements des fers des chevaux qui marquaient le pas sur le dallage, inquiets, tenus à bride courte par leurs palefreniers maures. Le fond sonore guerrier de cette nuit métallique était pacifié par des rires et des interpellations joyeuses que traversaient sans les interrompre les commandements brefs lancés par les bhoïs synchronisant leurs mouvements en déposant les palanquins de leurs dames.
Ce samedi 20 septembre, l’intendant de l’arsenal des galères et la senhora da Fonseca Serrão offraient à souper avant le départ de dom Alvaro pour Cochin. Elle avait géré seule toute l’après-midi les paroxysmes de la grande excitation de la préparation de la réception car Alvaro était rentré très tard d’un des nombreux conseils convoqués par le gouverneur. Un émissaire était venu
Weitere Kostenlose Bücher