L'arbre de nuit
n’était plus passante à cette heure car il n’y avait plus rien à faire nulle part sinon prier dans les églises entre vêpres et complies. Sur la terre ferme indienne hors de l’île de Goa, c’était l’heure de l’offrande de la lumière déclinante au sonmélancolique des conques marines. Bhaskar – le Faiseur de lumière, avait-il traduit – s’identifiait à ce moment du jour.
Ils buvaient à petites gorgées fraîches de l’eau de Banguenim. Chaque soir François se rendait aux grandes cruches des marchands d’eau postés au carrefour de la rue des Amoureux. Il y remplissait deux gorgolettes de faïence fine émaillées en blanc, rouge et noir de l’inévitable décor de fleurs et d’animaux. Leur hôte avait la prévenance de les laisser porter des gobelets à leurs lèvres sans crier au yeschhal. Lui buvait à la régalade. Les Européens disaient cet usage inélégant faute d’y parvenir sans ridicule. Seul François s’y était entraîné pour faire plaisir à Asha. Tien Houa présentait ses inévitables bebincas au coco. Ils en applaudissaient spontanément l’arrivée car elle était un geste fort de convivialité culturelle.
Dans le subtil entrelacs des rites propres à chaque communauté, offrir la nourriture aux voyageurs était un devoir sacré pour Bhaskar Arunachalam. Le médecin était assez ouvert à l’Occident puisqu’il exerçait son art à Goa, pour en explorer les particularismes sans transgresser les règles fondant la pureté de ses actes. La Bhagavad Gîtâ , le Chant du Bienheureux , le poème sublime de l’épopée sacrée du Mahābhārata , rappelait qu’un brahmane brille autant par sa science que par sa vertu et la maîtrise de ses actes. L’étude ouvrait la voie à la victoire sur l’ignorance ténébreuse et à la transmission de la connaissance. Les deux farangi érudits qu’il hébergeait étaient utiles à l’exercice de la pensée. La réputation de Mocquet était flatteuse puisqu’il venait d’être engagé temporairement au Rey Nosso Senhor sur la recommandation du gouverneur après que l’on eut porté en terre l’apothicaire major de l’hôpital. Selon le proverbe, avaient commenté les malades, les cordonniers étaient toujours les plus mal chaussés puisque les drogues que leur administrait cet homme savant ne l’avaient pas sauvé lui-même. Jean dirigeait la préparation des thériaques en attendant que revienne la caravelle partie chercher l’un des officiers de l’hôpital Santa Cruz de Cochin.
Ce soir-là, Antão de Guimarães leur rendant visite, le brahmane avait préparé une surprise de bon accueil. La présence du religieux chrétien dans sa demeure était un notable bonheur de l’esprit. Après avoir échangé le namaskar et avoir convié cérémonieusement le jésuite à s’asseoir en face de lui, il les pria de l’excuser un instant. Il réapparut sur le seuil, portant de la main gauche une cruche à bec en Chine bleue et dans la droite un paquet plat emballé dans une large feuille ressemblant à celle d’un figuier. Son ouverture précautionneuse révéla une galette feuilletée d’un noir luisant.
— Cha, dit-il d’un ton grave en leur mettant la chose sous le nez.
Bhaskar en rompit un fragment gros comme une noix muscade qu’il précipita dans l’eau bouillante de la cruche. Il referma soigneusement le paquet et s’assit en silence, saisissant des deux mains les corps sinueux des dragons noirs formant les bras de son fauteuil.
— Il infuse.
— Cha ? Le père Gaspar da Cruz a décrit une herbe dont les Chinois tireraient un breuvage précieux. Si je me souviens bien, il la nommait phonétiquement Té. Cette infusion a-t-elle un rapport ?
— Il s’agit des feuilles séchées d’un arbuste que l’on nomme cha en cantonais ou t’é en dialecte chinois.
— Cette plante est extrêmement rare.
— Ces feuilles sont hors de prix. Je les dois à la gratitude d’un marchand de Macao que j’ai sauvé de la morsure d’un naja.
— Datura ? demanda Jean.
— Non. Vanaharidra. Vous le nommez curcuma. C’est aussi un excellent antidote.
— Ou safran des Indes. Ce rhizome apprécié comme condiment serait un contrepoison ?
— Le témoignage de ses vertus infuse devant toi puisque ce négociant a pu m’en remercier.
Le médecin appuya sa réponse en se penchant vers Jean.
— Selon mon obligé, l’usage de cha a été introduit à la cour de Chine par des tribus nomades qui
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