L'arbre de nuit
consomment exclusivement de la viande et du beurre de yak.
— Une nourriture aussi excessive doit sécréter trop d’humeurs nuisibles dans l’organisme.
— C’est clair. Ces nomades font un large usage de cette boisson. J’imagine qu’elle compense d’instinct le dérèglement de leur alimentation.
Le Père Gaspar, qui était assez fier d’avoir été honoré plusieurs fois de ce liquide protocolaire, le trouvait insupportablement amer mais rapportait qu’il avait des vertus diurétiques. La décoction rougeâtre dont ils crachotaient du bout de la langue les fragments végétaux était amère et plutôt désagréable au goût. Le rouge, remarqua Bhaskar, était une couleur sanguine dont sa caste se méfiait. D’autre part, elle était la couleur du varna des kshatriya, les guerriers. La curieuse boisson pouvait donc avoir des vertus positives. Son emploi médicinal méritant examen, ils convinrent d’un commun accord que le thé était une boisson désaltérante mais qu’il ne pouvait avoir aucune utilité sociale en dehors de la pharmacopée.
Jean n’avait jamais parlé de religion avec son logeur érudit, n’étant pas assez frotté de théologie ni même assez pratiquant pour s’écarter du domaine naturaliste et médical. La présence d’Antão lui donnait l’opportunité de tenter de comprendre les fondements de la culture brahmanique. Ses visites de temples lui avaient révélé des rituels obsédants, bruyants jusqu’à la gêne physique, qui lui semblaient en contradiction avec la sérénité apparente des fidèles. Il posa d’emblée une question pouvant fonder une discussion polémique.
— Je ne pense pas être discourtois envers mon ami le frère Antão ni envers toi, maître Arunachalam, en te demandant si un brahmane observe avec tristesse, avec résignation ou avec fureur les conversions des Indiens catéchisés par les prêtres portugais.
L’Indien fit tomber dans sa bouche une petite goulée de l’infusion et reposa sa coupelle avec soin.
— La fureur nous est étrangère. La résignation aussi. La tristesse ? Elle serait une impuissance dans le conflit permanent entre les trois composants de la nature qui sont le lumineux, le passionnel et le ténébreux. Madhusūdana le pourfendeur du démon, dit à Arjuna, le guerrier défaillant : « Les sages ne s'affligent ni des morts ni des vivants. »
Son visage était impassible.
— Mon jatî m’a conféré le devoir d’une démarche tendant vers l’absolu. Celui qui espère parvenir à l’ascèse ne ressent ni désir, ni crainte, ni colère, ni dégoût. Il ignore le plaisir autant que le malheur. Je constate les entreprises de vos prêtres. Je ne pourrais m’en indigner sans céder au passionnel. La Bhagavad Gîtâ nous rappelle que nous ne devons pas fonder nos actes sur leur possible conséquence. Réussir ou échouer, gagner la bataille ou mourir importe peu. Le goût de vaincre est aussi détestable que la peur de la mort.
Il allait continuer mais il s’interrompit et se tourna brusquement vers Antão.
— Je ne comprends pas vraiment ta question mais comprends-tu ma réponse ?
— Je t’écoute avec une grande attention, lança Antão qui s’agitait sur sa chaise. Ton discours sibyllin est serein mais vous avez furieusement combattu nos premiers prêtres autrefois quand ils ont débarqué à Calicut. Je conçois bien que ton devoir qui s’oppose au mien est de contrarier l’enseignement de notre religion. Il est naturel. Reconnais-le !
Le brahmane fit un geste de dénégation.
— Nous ne combattons pas vos prêtres.
— Allons donc !
— Votre mot « religion » est trop étroit pour nous importuner.
Le jésuite resta coi. Jean occupa son absence.
— Laisserez-vous sans rien faire le christianisme s’échapper de l’île de Goa et envahir l’Inde ?
— Quand une servante maladroite répand sur le sol de l’huile de palme, elle s’étend de plus en plus loin sans que rien ne semble pouvoir l’arrêter. On jette sur elle un peu de sable. Il l’absorbe. Autour de Goa, l’Inde immense est commeun désert de sable. Et aussi la Chine derrière l’Inde. Ta religion s’y dissoudra comme l’eau s’évapore au soleil.
Antão restait silencieux. L’Indien prit le temps de vider sa coupelle à petites gorgées et la reposa.
— De toute façon, les varna supérieurs sont imperméables aux exhortations de vos prêtres. Ils convertissent les classes pauvres. Les shudra
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