L'arbre de nuit
aussi spectaculaire aux chalands. Cette mise en scène hallucinante à portée du tout venant matérialisait la démesure de l’œuvre du peuple portugais et l’ampleur de sa réussite.
François traînait inlassablement le long de la Rua Nova, abasourdi chaque fois de l’alignement sans discontinuité d’un exotisme luxueux. Les olives vertes confites en saumurearomatisée aux herbes et au piment, les noires Kalamata de Grèce étaient déjà une curiosité fabuleuse pour un Normand ordinaire, comme les dattes Mejhoul venues des palmeraies du Maghreb par pleins paniers. C’était peu devant la richesse du monde rassemblée sous les arcades. Elle semblait s’être lovée à leur ombre pour libérer ses saveurs, ses couleurs, toutes les vibrations perceptibles par chacun des sens. Il caressait avec la même émotion sensible les robes de soie et les tuniques de satin douces à la vue, onctueuses au toucher. Il comptait et recomptait les porcelaines peintes au bleu de cobalt de fleurs, de pagodes et d’animaux gracieux. Le plus éblouissant peut-être pour François était que ces décors inimaginables confirmaient les enluminures des portulans. Les cartographes dieppois peignaient par ouï-dire ce que les artistes potiers chinois représentaient effectivement de leur pinceau parce qu’ils le voyaient de leurs yeux. L’émule de Guillaume Levasseur bouillait de ne pouvoir rapporter aussitôt cette confirmation à Dieppe. La Chine fabuleuse se montrait avec complaisance sur les aiguières et sur les vases enfouis jusqu’au col dans de la balle de riz. Sur les assiettes, les coupes et les bols, encore groupés en lots de douze par des liens de raphia ou de fibres de coco. Ces simples ficelles le fascinaient plus encore que les objets qu’elles rassemblaient, parce qu’elles avaient été nouées à l’autre bout du monde dans les comptoirs de Macao. Elles lui transmettaient les gestes simples de mains à tout faire, et cette banalité donnait vie à ce rassemblement d’objets trop précieux.
À force de revenir, il s’était lié d’amitié avec un marrane dont l’épicerie ouvrait sous l’une des premières arcades de la rue. Là, le poivre, le girofle, les noix de muscade en sacs ou en jarres de terre vernissée saturaient l’odorat. Le Majorquin parlait un français mêlé de catalan. Il avait la particularité d’être issu d’une famille de cartographes apparentés au grand Mecia de Viladestes. Cette filiation avait aussitôt renforcé une amitié réciproque. Il portait lui aussi sur la profession le jugement désabusé de Guillaume Levasseur. Le bannissement des juifs d’Espagne avait dispersé en 1492 la communautémajorquine. Son père s’était converti avec l’espoir de réveiller la tradition familiale éteinte mais il avait fermé l’atelier de Palma peu après l’annexion du Portugal par Filipe Premier. Il avait compris que son art était sinistré et que l’on pouvait après tout faire fortune plus sûrement en négociant les produits des Indes qu’en dressant des cartes marines pour s’y rendre. De toute façon, sa science dépassée ne savait rien des océans. Rafi s’était installé à Lisbonne. Il avait pris le commerce à la mort de son père. Son entreprise florissante desservait maintenant par cabotage Alicante, Barcelone et tout le littoral jusqu’à Narbonne.
Les épices matérialisaient le rêve indien de François. On connaissait bien sûr le poivre à Dieppe comme un produit extrêmement coûteux. Ses vertus gustatives et thérapeutiques le rendaient utile sinon indispensable. L’exotisme venait à Lisbonne de sa multiplication. Au lieu de compter du doigt quelques-uns de ces grains fripés conservés jalousement dans les cuisines normandes, il éprouvait un plaisir tactile à plonger ses deux bras jusqu’au coude dans l’opulence des couffins de poivre, comme il l’aurait fait dans un vulgaire sac de blé. Il s’imbibait des Indes, expliquait-il à l’épicier. Sa culture des parfums végétaux s’était formée aux arômes des simples, thym, sauge, fenouil, laurier ou estragon. Comparées à la râpure insistante des muscades, les plus prégnantes des herbes des cuisinières comme le basilic ou le romarin étaient loin d’avoir la puissance des épiceries indiennes. Le fruit du giroflier était plus exceptionnel encore, puisqu’il gardait le souvenir du clou unique qu’un notaire de Rouen avait sorti un matin de son mouchoir dans l’atelier de
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