L'arbre de nuit
Guillaume. Ils se l’étaient passé précautionneusement de main en main, chacun le posant à son tour au creux de sa paume, comme ils auraient reçu une hostie, pour le flairer soigneusement avec une gravité initiatique. Dans l’échoppe du Majorquin, les clous étaient en tas assez imposant pour submerger le goût rien qu’à se lécher les lèvres. François comprit au fil de ses visites à la Rua Nova que l’on pût accepter des morts par myriades pour accomplir obstinément un dessein aussi démesuré.
Le parquet en bois ciré rouge de la vaste pièce semblait s’excuser d’apparaître ici et là sous les tapis de Chine et de Perse presque jointifs, mais tout ce luxe était éclipsé par la statue dorée qui leur faisait face. Entre les deux portes-fenêtres qui donnaient sur le Tage, une statue plus grande que nature semblait les appeler d’un signe aussi énigmatique que son regard filtrant entre des paupières bridées. Posée sur un socle en ébène en forme de fleur de nénuphar, elle était coiffée d’une manière de tiare pointue et bizarrement accoutrée depuis une veste longue ajustée dont les épaulettes étaient recourbées en griffes vers le ciel jusqu’à un simple caleçon drapé entre ses jambes nues. François comprit au premier regard que l’Asie était là devant lui, à son aise, ayant pris possession de ce cabinet de travail lisboète. Il sentit que cet ambassadeur androgyne costumé de façon ridicule le jaugeait sans aucune sympathie, comme un petit homme négligeable. La gêne lui fit détourner les yeux.
Sitôt leur arrivée, Jean s’était employé à retrouver Antonio Saldanha et Pedro César afin de réactiver la reconnaissance éternelle qu’ils lui avaient jurée à Marrakech. Saldanha passait l’hiver près de Faro en Algarve mais l’apothicaire comptaitsurtout sur Dom Pedro, malencontreusement parti inspecter ses fermages dans l’Alentejo. Dès son retour à Lisbonne, le fidalgo était intervenu avec chaleur auprès du provedor, qui avait aussitôt accepté de recevoir celui à qui son frère devait la liberté. L’audience avait été fixée au lundi 9 janvier.
L’officier qui les accompagnait leur désigna de la main un groupe de personnages penchés sur une table et il se retira. Leur tournant le dos face au jour, trois hommes vêtus du même costume ajusté noir et du col blanc tuyauté à la portugaise examinaient un grand parchemin. Leurs silhouettes se découpaient sur des portes-fenêtres ouvrant sur le jardin du palais, au-dessus duquel se profilaient des mâtures et les bigues d’un chantier naval. Le palais royal dont la Casa da India occupait tout le rez-de-chaussée fermait à l’est le nouvel arsenal. Jean et François attendirent en silence que l’on fît attention à eux, détaillant le grand panneau d’azulejos qui recouvrait le mur opposé à la statue. Le décorateur avait assemblé côte à côte deux paysages en carreaux de majolique polychrome. Le premier représentait Lisbonne vue du Tage. L’autre panorama à vol d’oiseau devait décrire l’île fluviale de Goa.
Le personnage central se retourna, les aperçut et leur fit signe de patienter un instant. L’entretien des officiers de la Casa avait été jusque-là inaudible.
— Je récapitule nos dispositions. Le grand mât fissuré de Nossa Senhora de Jesus ne traversera pas l’Atlantique sud sans se rompre. Nous ne disposons pas de mât de rechange fiable, et les pins que nous venons de recevoir de Moscovie sont trop frais pour être ouvrés maintenant. Il est donc impossible de mettre la caraque amirale en état d’appareiller dans des délais convenables. D’après l’état de la liste navale, Nossa Senhora do Monte do Carmo pourra être réarmée à court terme moyennant la reprise de son calfatage. Je la donne au vice-roi.
— On l’abattra dès demain en carène.
— Sitôt son carénage terminé, que l’on fasse passer l’équipage, les rechanges et les approvisionnements de la Jesus surla nouvelle caraque amirale. Et les meubles du comte da Feira bien sûr.
Les secrétaires roulèrent le document, s’inclinèrent et passèrent près de Jean et François pour gagner la porte, les dévisageant avec curiosité. Baptista Fernão César tendit alors les deux mains vers eux, son regard hésitant un court instant avant de s’adresser à Jean, le plus âgé de ses deux visiteurs.
— Approche, mon ami. Je te dois d’avoir retrouvé mon frère bien-aimé.
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